L’énigme du faux comte Baudouin

L'énigme du faux compte Baudouin

En 1187, Jérusalem était retombée entre les mains des musulmans et le pape Alexandre III avait aussitôt lancé un nouvel appel à la chrétienté pour que, une fois de plus, elle aille arracher le tombeau du Christ des griffes des sarrasines. Une expédition de pareille envergure demandait de longs mois de préparation.

En 1202, suite à un prêche prononcé en la cathédrale Saint-Donatien de Bruges, de nombreux chevaliers, dont le comte Baudouin, prirent la croix. La comtesse Marie de Champagne décida de suivre son époux. Au mois d’avril, tout le monde se retrouva à Valenciennes et prit la route de Venise. Certains problèmes financiers forcèrent les croisés à modifier l’itinéraire prévu. Pourquoi ne pas conquérir la ville de Constantinople ? Il ne leur serait alors pas donné de fouler le sol de la Terre Sainte. 

La place fut conquise et Baudouin couronné empereur le 16 mai 1204 dans la basilique Sainte-Sophie. Moins d’un an après, les armées de Baudouin se virent infliger par le tsar vlaco-bulgare Joannice, sous les murs d’Andrinople, une défaite qui tourna au désastre. Fait prisonnier, Baudoin mourut en captivité, suivant de deux ans son épouse qui s’était éteinte le 29 août 1203 à Saint-Jean d’Acre. En quittant ses états, le comte en avait confié la régence à son frère Philippe de Namur. La nouvelle de la mort du couple princier arriva en nos provinces. Le roi de France Philippe-Auguste exigea que leurs deux orphelines lui soit livrées, car il désirait les élever à la cour. Jeanne, l’aînée, fut donnée en mariage à l’un des fils de Sancho Ier, roi du Portugal. Philippe-Auguste exigea du prince Ferrand une promesse de fidélité. Il croyait avoir trouvé le pantin dont il pourrait tirer à sa guise les ficelles. Il dût pourtant déchanter, car le jeune comte scella une alliance militaire avec l’empereur d’Allemagne et le roi d’Angleterre. Fait prisonnier sur le champ de bataille de Bouvines en juillet 1214, le comte Ferrand fut enchaîné et conduit à Paris où il demeura en captivité jusqu’en 1227. 

Durant ces treize année, son épouse assura seule la lourde charge de gouverner et de défier les seigneurs à la solde du roi. En 1225, la comtesse vécut le plus étrange des incidents. Depuis quelques temps, des croisés ayant échappé aux massacres rentraient au pays. Au lieu de regagner leurs manoirs et de reprendre leur existence d’antan, ils préférèrent troquer leur armure contre une modeste bure d’ermite, voulant ainsi terminer leur existence dans l’anonymat le plus complet. Certains furent identifiés et le trouble s’installa dans les cœurs de ceux qui attendaient depuis longtemps le retour d’un être cher parti pour la Palestine. Cette tension des esprits servit les ennemis de la princesse qui voulaient la détrôner. Ils imaginèrent un scénario très ingénieux et le mirent en scène de main de maître. Ils commèrent par répandre le bruit qu’un nouveau groupe de croisés venait de rentrer et que ceux-ci s’étaient répandus dans le pays pour y vivre dans la solitude et la pénitence. On disait aussi que le comte Baudouin n’était pas mort dans les geôles bulgares, mais que, grâce à la complicité de la reine de Hongrie, il avait pu s’échapper et regagner sa patrie en passant par Rome. À cette même époque, un ermite vivait non loin de Tournai, dans la forêt de Glançon. Un jour, alors qu’il mendiait dans les rues de Mortagne, un chevalier qui tentait de percer l’identité des croisés cachés sous la robe de cénobite l’interrogea. Le pauvre homme lui répondit qu’il était « Bertrand de Rais ». L’autre ne voulut point le croire. Le miséreux était de forte taille et respirait la dignité. Le sang du chevalier ne fit qu’un tour : il crut reconnaître le prince Baudouin. Le reclus boitait des mauvais traitements reçus en combattant les Sarrasins. La machination du chevalier fut diabolique. 

On pria l’ermite de jouer une infâme comédie appelée à saper l’autorité de la princesse. L’ermite refusa mais on lui fit miroiter la vie facile et fastueuse qui serait se récompense. Il refusa encore. Il existait des procédés pour forcer les gens à se prêter, bon gré mal gré, à de telles machinations. La pointe d’une épée dans le dos, le malheureux accepta de se livrer à cette imposture. On répandit alors la sensationnelle nouvelle : depuis quelque temps, le comte Baudouin vivait en solitaire sous les arbres de Glançon, mais s’obstinait à se faire passer pour un certain Bertrand de Rains, ancien serviteur d’un illustre croisé. La propagande fit le reste ! L’ermitage du malheureux fut ravagé non seulement par les badauds, mais aussi par les princes. Toutefois, des personnes de qualité ne manquèrent pas d’aller le voir. 

Les faussaires se frottaient les mains. Leur machiavélique stratagème avait pris un bon départ. Bientôt, ce serait un succès. Quant aux petites gens, elles prièrent le faux Baudouin de se rendre à Valenciennes. En 1225, le dimanche précédant Pâques, il y fut reçu par une réception que n’aurait pas dédaigné une tête couronnée. Lorsque son père l’avait quittée, Jeanne venait d’entamer sa deuxième année : elle ne put donc le reconnaître. De ce fait, elle fut chargée d’envoyer d’anciens serviteurs pour qu’ils aillent reconnaître l’ermite. Le saint homme refusa de les recevoir. Ses investigateurs gagnèrent alors Valenciennes et assistèrent à son entrée triomphale. Aucun d’eux ne reconnut le prince et l’imposture ne laissa plus de doute. Du point de vue politique, Jeanne résolut pourtant de défendre coûte que coûte son héritage et, pour plus de sécurité, quitta Le Quesnoy où elle résidait depuis l’arrestation de son époux pour se fixer à Tournai. Le faux Baudouin visita Mons, Gand et Lille. Le roi d’Angleterre lui proposa une alliance militaire dirigée contre la France. 

Jeanne se résolut à appeler son suzerain à l’aide. Heureux de cette aubaine, Louis VIII, qui avait succédé à son père Philippe-Auguste, accepta de répondre à l’appel de sa vassale. Le roi délégua la Dame de Beaujeu, sœur du feu Baudouin IX, qui alla questionner l’ermite. Ce fut un échec complet. Ensuite, le souverain évita d’attaquer ouvertement l’imposteur, car cela aurait sûrement provoqué des soulèvements. Il opta pour la ruse et fit remettre au faux comte un sauf-conduit en bonne et due forme et une invitation à aller le voir à Péronne pour causer un peu. 

Charles VIII le reçut avec de grandes marques de sympathie et fut lui aussi victime de la ruse. Le 30 mai 1225, escorté d’une importante suite, Baudouin arriva au lieu du rendez-vous, déployant une pompe qui faillit éclipser celle du roi. Lorsque Bertrand de Rains raconta ses aventures en Bulgarie, l’évêque de Senlis demanda la parole. Le prélat posa trois questions au héros. Dans quel lieu il avait épousé Marie de Champagne ? Où avaitil été fait chevalier ? Où avait-il prêté serment en qualité de comte de Flandre à Philippe-Auguste ? La manœuvre avait été prévue. Mais ce fut un piège auquel les factieux ne s’étaient pas attendus. Désarçonné, le malheureux ermite ne put improviser. Il se mit à balbutier et invoqua les fatigues du voyage, son âge, ses blessures, les défaillances de sa mémoire et demanda qu’on lui accordât jusqu’au lendemain pour répondre. Le roi affecta de le croire le fit conduire à son hôtel. 

Que se passa-t-il cette nuit-là ? L’usurpateur attendit-il que ses chefs vinssent lui fournir les données permettant de satisfaire l’évêque de Senlis ? Ses chefs allaient-ils l’abandonner, ou peut-être même se retourner contre lui ? À l’aube, quand les valets entrèrent dans sa chambre, ils la trouvèrent vide. Un cheval manquait à l’écurie. La preuve de l’imposture était faite. Le faux Baudouin regagna Valenciennes sans encombre. Ignorant l’incident de Péronne, ses fidèles s’obstinèrent à voir en lui le comte de Flandre et de Hainaut et lui demeurèrent tenacement fidèles. Le faux comte préféra quitter les lieux. Il se fit pourtant appréhender une deuxième fois à Nivelles, mais, comme à Valenciennes, ses adeptes parvinrent à l’extraire de sa geôle et à lui faire remettre un sauf-conduit.

Bertrand de Rains se rendit alors à Cologne où il alla d’abord implorer l’aide et la protection de l’archevêque Englebert. Obsédé par la hantise d’être une nouvelle fois arrêté, il ne laissa pas au prélat le temps de prendre une position : la nuit même, après avoir vidé quelques coffres du palais archiépiscopal, l’usurpateur s’évapora et ne reparut jamais plus sur la scène de l’histoire.

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