Nous sommes (déjà) désolés de ce retard !

Nous sommes (déjà) désolés de ce retard !

Le 9 juin 1833, Léopold, paraît-il poussé par les Rothschild qui avaient besoin d’une vitrine sur le continent, suggère (fortement) à nos ministres de se mettre à l’étude des possibilités de réalisation d’un chemin de fer. Une ligne reliant Verviers à Anvers et passant par Bruxelles et Malines. 

Bien entendu, nombre de nos ministres, on ne peut plus clairvoyants, se dressent presque comme un seul homme contre le projet. Un représentant du Hainaut sous-entend qu’on le sacrifie aux autres provinces, vu que la première ligne ne passerait pas par là (les prémices du saupoudrage à la belge). 

D’autres se font les défenseurs de la traction et de la race chevaline condamnée à un immense cortège allant tout droit vers l’abattoir et dressent le tableau horrible des cochers, palefreniers, gardiens d’écluses, conducteurs de péniches privés de travail, s’en allant mendier par les routes. Un autre encore dépeint les campagnes moribondes vidées de chevaux et privées de pâturages par la réquisition des terrains nécessaires à la construction des différentes lignes. On s’inquiète même de la fermeture prochaine de nos mines de fer vidées elle aussi pour la réalisation de ce projet fou. Il y eut aussi, en vrac, le danger d’une vitesse approchant les trente kilomètres à l’heure pour un quidam s’aventurant sur les rails, le lait changé en beurre par les soubresauts du transport, de la même manière que les œufs réduits, eux, à l’état d’omelette. On ne peut pas dire que l’essor industriel chez nous soit à l’époque aussi le fait de l’ensemble de nos dirigeants. Encore bien, il s’en trouva pour comprendre l’importance de l’enjeu et appuyer le projet. 

Nous nous retrouvons donc le 5 mai 1835 à Bruxelles pour l’inauguration du premier tronçon Bruxelles-Malines. Tordons de suite le cou à une erreur qui pollue depuis des années nos manuels scolaires. La première ligne de chemin de fer ayant été mise en service en Angleterre le 27 septembre 1825, nous ne sommes pas le premier pays en dehors des îles Britanniques à avoir eu un train. La première ligne sur le continent fut celle reliant SaintÉtienne à Andrézieux en France, ouverte en 1827 pour transporter du charbon et en 1832 pour les voyageurs. Nous, par ce beau jour de mai 1835, nous ouvrons la première ligne publique, alors que dans toute l’Europe se développaient des lignes privées. Anecdote amusante : en ces premiers temps des déplacements, les passages à niveau étaient placés sous la responsabilité de militaires qui… présentaient les armes au passage d’un train. 

Ne nous égarons pas… Ce jour-là, il fait un temps magnifique, le train est à l’heure, il faut dire que n’ayant encore jamais voyagé, il ne peut pas encore avoir pris du retard (élémentaire, mon cher…). Il n’y a pas de préavis de grève déposé et on a même pensé au peuple, à ceux qui travaillent, en créant la classe, tenez-vous bien !, « char à bancs », qui dit bien ce qu’elle veut dire. Un banc, le grand air, ou plutôt la fumée de la locomotive, le vacarme, et les brûlures petites mais désagréables dues aux petits morceaux de braise pas totalement brûlés et que l’on retrouve dans les fumées crachées par la cheminée de la locomotive. Mais bon, l’intention y est, l’ouvrier pourra l’emprunter (pour aller travailler bien entendu).

Les autres classes sont plus cosy et portent les noms de berlines et diligence. Ainsi, pas de risque de se tromper avec la troisième… Tout le monde est là quand arrive enfin notre monarque, radieux certainement de voir son projet réalisé, mais aussi de la naissance, quelques semaines auparavant, d’un successeur, qui sera Léopold II. L’avenir est de tous les côtés assuré : un héritier pour la dynastie et le train pour l’économie. Le roi, suivi de quelques centaines de privilégiés, se fait expliquer le fonctionnement de la bête qui est là en train d’être mise sous pression, puis on se lance dans l’aventure. Les « grands » montent en première classe, la fameuse classe « berline », les autres en fonction de leur rang de fonctionnaire ou d’officier en classe « diligence », les wagons à ciel ouvert étant bien entendu réservés aux invités, disons, les plus « simples ». 

À, paraît-il, exactement midi passé de quarante-trois minutes, le convoi démarre dans un immense tourbillon de vapeur, salué par un canon et des musiques militaires. Le spectacle est digne d’une attraction d’un parc de loisirs actuel. Il faut imaginer les dames se cramponnant à leur mari, les gens secoués s’écrasant les uns contre les autres, les cris d’étonnement ou d’effroi lié à la vitesse, la population venue voir l’évènement et regardant le tout la bouche grande ouverte ou complètement effrayée. Le trajet jusque Malines se fait sans problème. 

Là aussi, réception, inauguration… Et puis il est temps de prendre le chemin du retour vers la capitale. Mais là, nouvelle première d’une longue tradition (décidément, les premières années de notre indépendance recèlent en elles tout ce que sera la Belgique…) : arrivé aux alentours de Vilvoorde, le convoi s’immobilise au beau milieu de nulle part, à cause d’un problème de vapeur perdue à Malines. Et notre bon roi et ses invités inaugurent par la même occasion une autre de nos spécialités, la panne et son corollaire, le retard.

 L’Histoire ne disant pas s’il avait des passagers qui avaient des rendez-vous sur Bruxelles, parions que, mis à part le petit côté honteux, il n’y eut pas d’autre désagrément à l’affaire. Consolons-nous en nous disant que le train sera par la suite chez nous un fantastique facteur de développement et que notre réseau nous ouvrira le marché allemand, comme il nous permettra de nous relier au bassin industriel français. En vingt ans, de 1840 à 1860, nous allons construire près de deux mille kilomètres de rail et avoir les communications ferroviaires les plus denses du monde.

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