Le premier grand magasin est liégeois

Le premier grand magasin est liégeois

On a souvent tendance à attribuer la naissance des grands magasins à Paris ou à Londres. Mais trente ans avant la naissance d’Harrods à Londres et cinquante ans avant celle du Bon Marché à Paris, la famille Orban ouvrait, à Liège, le premier magasin multispécialiste où l’on pouvait trouver, en gros ou en détail, un impressionnant éventail de produits de tous ordres, de la parfumerie aux papiers peints.

C’est donc, à nouveau, un Belge qui peut être considéré comme l’inventeur des grands magasins. Il se nomme Michel-Joseph Orban et est né, le 12 septembre 1752, dans le petit village de Heyd, dans l’actuelle entité de Durbuy. Ses origines sont donc modestes. Toute sa jeunesse durant, il va aider son père dans le travail des champs. C’est aussi sur les bords de l’Ourthe qu’il va rencontrer et épouser une certaine Jeanne Fawe, femme de chambre au service d’une famille noble de l’endroit. Il a, à l’époque, 25 ans. Peu après, il subit la mort de ses parents. Avec onze louis en héritage, ils décident, sa femme et lui, de quitter Heyd pour tenter l’aventure à Liège. Le jeune ménage va ainsi s’installer dans une petite maison du Pont d’île où Jeanne, qui avait appris à coiffer ses maîtresses va ouvrir un salon de coiffure très vite fréquenté par la petite bourgeoisie liégeoise.

Puisque la clientèle vient à elle, Michel-Joseph Orban a l’idée d’associer au salon de sa femme un commerce de parfumerie et d’accessoires pour la coiffure. Les belles Liégeoises avaient ainsi la possibilité de repartir chez elles avec tout ce qui était nécessaire pour rester belles. Le succès du commerce fut d’autant plus rapide que notre homme n’hésitait pas à faire de réguliers aller-retour vers Paris afin de ramener en bord de Meuse tout ce qui se faisait de plus chic en bord de Seine.

C’est à cette époque que Michel-Joseph Orban se rend compte de l’intérêt que portent les dames parisiennes pour les teintures de cheveux. Toutes veulent avoir la même couleur que les cheveux de la reine Marie-Antoinette. Mais les meilleurs fabricants de cosmétique ne parviennent pas à reconstituer ce teint. Orban va le trouver presque par hasard, en se promenant en bord de Meuse et en y découvrant une substance coulant le long des parois intérieures de vieux saules creux. Il va ainsi faire un début de fortune en commercialisant, tant à Liège qu’à Paris, la « pommade à la Reine ». Un succès sans précédent.

Plus que jamais, Orban est conscient de l’importance qu’a Paris dans le développement des modes. Même à l’étranger. Il va donc se spécialiser dans l’importation de produits de là-bas : de l’épicerie aux tissus, en passant par les lampes à huile ou les produits pharmaceutiques. Dans son catalogue, on découvre ainsi la présence d’« essence de perles », d’« eau de Luce, souveraine pour ranimer les faiblesses », de « poudre impériale pour blanchir la peau » ou du célèbre « vinaigre des Quatre Voleurs, bien utile pour se préserver des mauvais airs, des maladies épidémiques et pestilentielles ».

Contrairement à ce que l’on peut penser, la Révolution liégeoise de 1789 va faire sa fortune. Non seulement, l’annexion à la France de la Principauté va lui permettre de diminuer ses frais de douane. Mais en plus, la mise en circulation des assignats va considérablement l’enrichir. Tout simplement parce que, à Liège et en province, ce « papier-chiotte » comme on l’appelle à l’époque se négocie à 5 centimes, tandis qu’à Paris il vaut entre 30 et 40 centimes. Fin commerçant, Orban achète donc à Paris des articles qu’il envoie à Liège où son épouse les échange contre des assignats, à nouveau transformés à Paris en marchandises. Un article ainsi acheté à 30 centimes à Paris est donc revendu à Liège six fois plus cher.

Fortune faite, Orban va commencer à acquérir des biens immobiliers et à développer de nouveaux commerces. Il va ainsi se lancer dans la fabrication de chicorée qu’il commercialisera dès le début du XVIIIesiècle, dans toute la France. Le 29 frimaire de l’an VIII (soit le 19 décembre 1799), il achète aussi une vaste propriété sur la place aux Chevaux (l’actuelle place de la République française). Dès 1802, avec son fils unique Henri-Joseph, il va y créer un nouveau type de commerce. Une sorte de capharnaüm, où l’on trouve les produits les plus divers qui soient : des articles de tables, de la parfumerie, des papiers peints, des tissus, de l’alcool, du matériel de dessin, de la bijouterie, des produits du terroir, …

Les Orban ont ainsi créé le premier grand magasin, trente-deux ans avant Harrods à Londres, cinquante ans avant le Bon Marché parisien, soixante-trois ans avant la Samaritaine, nonante et un ans avant les Galeries Lafayette !

Waterloo va cependant faire peur aux Orban. Ils ont craint que la chute de l’Empire ait des répercussions sur le pouvoir d’achat des Liégeois. Ils décidèrent alors de diversifier leurs activités et, plutôt que d’étendre leur grand magasin, de profiter de la chute des valeurs foncières pour acquérir, à bas prix, de multiples terrains au cœur de la Cité ardente qu’ils s’empressèrent d’urbaniser. C’est à eux que l’on doit, en grande partie, le Liège d’aujourd’hui, comme l’explique Olivier Hamal dans l’ouvrage qu’il a consacré au passage Lemonnier. Mais c’est une autre histoire…

Le 3 février 1821, Michel-Joseph Orban fit une autre acquisition, celle d’un château à Sainte-Ode où son épouse avait jadis été domestique. C’est là qu’il se retira, revenant néanmoins régulièrement à Liège pour suivre l’évolution de ses affaires. Las, au cours d’un de ces déplacements, il contracta le choléra. Un jour plus tard, le 12 novembre 1833, il devait perdre la vie. Sans avoir connu l’immense empire industriel, immobilier et financier qu’avait entre temps développé son fils. Ni le mariage de sa petite-fille Claire avec un jeune avocat libéral qui se fit connaître bien plus tard, dans la politique nationale, sous le nom de Walthère Frère-Orban.

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