La masse atomique de Jean-Servais Stas

La masse atomique de Jean-Servais Stas

Pour le commun des mortels, le nom de Jean-Servais Stas ne dit probablement pas grand-chose. Mais pour les chimistes, il est celui qui a permis d’établir la masse atomique de nombreux éléments.

Comme bon nombre de savants du XIXe siècle, Jean- Servais Stas est d’origine modeste. Il naît à Louvain, le 21 août 1813, d’un père serrurier-poêlier et d’une mère qui va élever, avec intelligence, pas moins de huit enfants. Dans la fratrie, notre homme occupe la troisième position. Il est doué pour les études. Son père travaille dur pour lui permettre de fréquenter les cours de l’Université d’État en pleine restructuration suite à la Révolution de 1830. Il est ainsi inscrit officiellement à la faculté de médecine mais suit les cours de la faculté libre des sciences. C’est là qu’il va rencontrer son premier maître, le professeur Jean-Baptiste Van Mons. Celui-ci va le prendre sous sa coupe, l’initiant aux manipulations chimiques, l’engageant même comme préparateur. Mais l’Université n’a pas d’argent. Captivé par ses études et sa nouvelle fonction, Stas va aller jusqu’à aménager, dans le grenier de la maison familiale, un véritable laboratoire qu’il équipe de ses propres instruments. Et c’est dans ce contexte qu’il réalise sa première découverte, l’existence de la phlorizine dans l’écorce de la racine du pommier.

Son sens de la recherche est réputé jusqu’à Paris. Aussi n’a-t-il guère de difficultés à convaincre le grand Jean-Baptiste Dumas de poursuivre sa formation dans son laboratoire parisien. À ses côtés, il va poursuivre ses recherches dans le domaine de la phlorizine, mais aussi sur l’action de la chaux potassée sur les alcools, sur la fusion des corps organiques en milieu alcalin et, surtout, sur la masse atomique du carbone. Ensemble, ils vont aller très loin dans cette dernière recherche. Mais, en 1840, ayant obtenu une chaire à l’École militaire, Stas est obligé de rentrer à Bruxelles et les deux hommes vont poursuivre, à distance, le travail entamé.

Par manque de moyens financiers, Jean-Servais Stas va cependant bien vite devoir suspendre ses recherches en la matière. On lui demande plutôt de se pencher sur le butylène, le gaz de Faraday ou sur certaines propriétés de l’hydrogène. Des travaux dont il ne publiera jamais les résultats… et qui, par conséquent, profiteront à d’autres. Moins modestes. En revanche, il publie bel et bien le résultat de ses recherches sur les propriétés et la composition de l’acétal.

Il va alors reprendre ses travaux sur la masse atomique et, non sans hésitation, va entrer en conflit avec son maître parisien. Dumas n’avait, en effet, pas attendu son disciple pour poursuivre son étude. Il s’était rangé aux théories de William Prout, qui estimait que la masse atomique de n’importe quel élément était un multiple entier de celle de l’hydrogène. Au terme de multiples calculs, Stas mit fin, en 1860, à ce qu’il appela cette « pure illusion ». Il avait en effet découvert que l’argent, l’azote, le chlore, le soufre, le potassium, le sodium et le plomb avaient des poids atomiques qui n’étaient pas des multiples exacts de celui de l’hydrogène. Et, sur base de son analyse, il fixa de nouvelles normes, prouvant de la sorte la constance de la matière, de son immutabilité et de l’invariabilité absolue des proportions suivant lesquelles les éléments entrent en combinaison. En d’autres mots, pour reprendre les termes du professeur L. Henry, Jean-Servais Stas fut, le premier, à affirmer que les lois fondamentales de la chimie devaient, une fois pour toutes, être des lois absolues et non des lois approximatives.

Les disciples de Dumas n’apprécièrent pas ce véritable crime de lèse-majesté. Dumas, lui-même montra son agacement. Mais, ailleurs, des chimistes aussi prestigieux que Justus Liebig ou Robert Bunsen se rangèrent très vite à la théorie de Jean-Servais Stas. Et la Royal Society de Londres lui décerna même la prestigieuse médaille Davy, l’équivalent, à l’époque, du Prix Nobel.

Malgré cette notoriété, Stas ne parvint jamais à intéresser les autorités politiques belges à débloquer des fonds pour financer la recherche scientifique en Belgique. Tout au plus reçut-il, à la fin de sa carrière, une petite subvention du ministre Rogier pour son propre laboratoire. Une aumône ! Tout au long de sa vie, il dénonça le statut des scientifiques belges. Présidant l’Académie Royale, il va d’ailleurs prononcer, le 1er janvier 1891, devant le Roi Léopold II, un discours retentissant dans lequel il dénonce le mode de recrutement, hyper-politisé des professeurs d’universités d’État et rappelle le respect qu’un Gouvernement doit à la Science.

De santé fragile, victime d’une crise cardiaque, il meurt, quelques mois plus tard, pauvre comme Job, dans sa maison-laboratoire de Saint-Gilles, le 13 décembre 1891, pleuré par l’académie précitée qu’il aura animée cinquante ans durant. Par reconnaissance, cette dernière fera dresser dans ses jardins un monument à sa mémoire.

L’Histoire de Belgique a pourtant oublié son nom. Alors que tous ses contemporains apparaissent dans le Petit Larousse, pas une seule ligne n’est consacrée à celui sans lequel n’aurait pu être élaboré le tableau périodique des éléments, qui fit souffrir bien des chimistes en herbe. Son nom n’apparaît plus qu’au rayon « faits divers », ayant été associé, comme expert, à l’un des plus célèbres procès du XIXe siècle : celui du comte Hippolyte Visart de Bocarmé, soupçonné d’avoir assassiné son beau-frère. Alors que le procès s’orientait vers un acquittement de l’aristocrate, Stas découvrit, rien qu’à l’odorat, que le corps de la victime contenait bel et bien de la nicotine, un produit jusque-là indétectable. Il y avait donc eu, bel et bien, empoisonnement. De son vivant, Stas s’amusa de cette notoriété anecdotique. Montrant son nez du doigt, il aimait dire, rappellent ses amis : « Voici le nez qui fit couper la tête au comte Visart de Bocarmé ! »

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