Les fantasmagories d’Étienne-Gaspard Robert
Bien avant que le cinéma n’existe, un physicien liégeois a fait fortune… et le tour d’Europe avec une attraction visuelle qu’il avait développée : la fantasmagorie. Avec sa technique bien huilée, Étienne-Gaspard Robert, alias Robertson réussissait à faire apparaître les spectres de figures populaires disparues. Mais il fut aussi un grand aéronaute.
C’est à Liège, le 15 juin 1764, que naquit, au sein d’une famille bourgeoise, Étienne-Gaspard Robert. Il est formé au collège des Oratoriens à Visé, où il est remarqué pour son intérêt pour les sciences naturelles et physique. Sa famille, pourtant, le destine à la prêtrise. Il fait donc des études de philosophie à l’Université de Louvain et, le 1er avril 1785, est admis au grade de « clerc du diocèse de Liège ». Une fonction qui lui assurera, toute sa vie durant, une pension ecclésiastique. Mais, à la religion, l’«abbé Robert » préfère la peinture et, surtout, les phénomènes physiques, qu’il analyse aux côtés du très savant François Villette, l’un des animateurs de la Société de l’Émulation si active à Liège. Ce dernier le persuade de rejoindre Paris pour y suivre les cours de physique d’Alexandre Charles, célèbre pour avoir été le premier à substituer l’hydrogène à l’air chaud dans le gonflement des ballons. Il lui donna la passion de l’aéronautique.
Ainsi formé, notre homme revint dans l’ex-cité des Princes-Evêques, devenue entre-temps le chef-lieu du département de l’Ourthe. Pendant deux ans, à l’aide d’une bourse, il s’attacha à créer un mécanisme qui puisse reproduire les effets du miroir d’Archimède. Il rêvait de pouvoir offrir à la jeune République une machine qui, concentrant les rayons du soleil, porterait au loin un incendie. Une technique dont la France aurait bien eu besoin en cette période où les navires de guerre anglais croisaient au large des côtes de la Vendée. Son « invention » fut présentée aux militaires du Directoire, applaudie par l’Institut mais ne devint jamais l’arme de guerre espérée.
Qu’à cela ne tienne, Étienne-Gaspard Robert a d’autres atouts dans son sac. Mondain, doté d’un esprit de curiosité hors du commun, il devient l’ami de Volta. Avec ce dernier, il ira même jusqu’à démontrer, à l’Institut de France, en présence du Premier Consul Napoléon Bonaparte, l’importance du galvanisme et les atouts de l’électricité. Il devient aussi célèbre pour ses expériences publiques en la matière. Et pour rendre celles-ci encore plus attractives, il a inventé le fantascope, un appareil permettant de faire apparaître des figures lumineuses au sein d’une obscurité profonde. Cela se fait au moyen d’une lanterne magique mobile qui vient former des images sur une toile que l’on voit par derrière. Comme ces images, qu’il a lui-même dessinées sur des plaques de verre grandissent à mesure que le foyer s’éloigne de la toile, elles ont l’air de s’avancer vers le spectateur, donnant des impressions bizarres. Cette technique aurait été utilisée par des prêtres, dès l’Antiquité, pour duper les foules incrédules. Mais la technique de Robert est révolutionnaire. Sur le plan mécanique d’abord. C’est une lanterne magique perfectionnée, dotée d’un tube optique contenant un jeu de lentilles réglables. Mais, surtout, au niveau scénographique. La foule accourt au Pavillon de l’Échiquier où il organise, après quelques expériences physiques, des apparitions de spectres, de fantômes et de morts.
Étienne-Gaspard Robert a trouvé sa voie. La physique devient un spectacle. Il la met en scène, anglicisant au passage son nom pour faire plus « étrange ». Robert devient ainsi Robertson. Le Tout Paris fréquente ses salons ; assiste à ses « résurrections » qu’il appelle « fantasmagories ».
Après avoir campé le décor, le journaliste Poultier décrit une séance : « À sept heures précises, un homme pâle, sec, entra dans l’appartement où nous étions. Après avoir éteint les bougies, il dit : « Citoyens, et Messieurs, je ne suis point de ces aventuriers, de ces charlatans effrontés qui promettent plus qu’ils ne tiennent ; j’ai assuré dans le journal de Paris que je ressusciterais les morts, je les ressusciterai. Ceux de la compagnie qui désirent l’apparition de personnes qui leur ont été chères n’ont qu’à parler, j’obéirai à leur commandement. »
Il se fit un instant de silence ; ensuite un homme en désordre, les cheveux hérissés, l’œil triste et hagard, la physionomie arlésienne dit : « Puisque je n’ai pas pu dans un journal officiel rétablir le culte de Marat, je voudrais au moins voir son ombre. »
Robertson verse sur un réchaud enflammé deux verres de sang, une bouteille de vitriol, deux gouttes d’eau- forte et deux exemplaires du journal des Hommes libres, aussitôt s’élève peu à peu un petit fantôme livide, hideux, armé d’un poignard et couvert d’un bonnet rouge. L’homme aux cheveux hérissés, le reconnaît pour Marat. Il veut l’embrasser, le fantôme fait une grimace effroyable et disparaît. »
Six ans durant, il agira de la sorte, déménageant toutefois dans une aile du couvent des Capucines, où reposait la Pompadour, plus propice à accueillir la foule ; compensant aussi ce qu’il faut bien qualifier de démonstrations quasi charlatanesques par un cabinet de curiosités où il expose ses propres inventions. Comme son appareil à miroirs, son mégascope, sa trompette mécanique, sa machine parlante ou phanorganon, son noctographe, permettant d’écrire sans le secours de la vue,…
Ses expériences fantasmagoriques, on s’en doute, firent le tour des médias européens. Robertson ne résista pas à répondre aux invitations lancées par le Tsar de Russie. Elles sont les bienvenues car son spectacle commence à être copié dans toute la France. On le soupçonne même de n’être pas l’inventeur du fantascope. Il préfère se faire oublier mais prépare minutieusement son voyage. Doté d’un sens commercial bien développé, notre homme estima, en effet, qu’il y avait moyen de faire fortune, tout au long du voyage, en présentant une expérience française, tout à fait inédite en Russie et pouvant être vue par des milliers de gens à la fois : l’aérostation.
Il acheta dès lors « L’Entreprenant », ce ballon qui s’était rendu célèbre pour ses observations lors de la bataille de Fleurus et l’emporta dans ses bagages. Il fit ainsi en Allemagne, en Autriche, en Pologne ou dans les pays baltes des ascensions historiques, battant par exemple à Hambourg un record d’altitude, s’élevant à 7170 mètres et profitant de cette hauteur pour faire des expériences scientifiques qui eurent un grand retentissement.
Tant à Saint-Petersbourg qu’à Moscou, ses spectacles fantasmagoriques ou aéronautiques recueillirent le succès escompté. La famille Robertson était bien en cour, invitée partout. Le Tsar fit même sa fortune, lui rachetant son cabinet de physique pour 70.000 francs. Une grosse somme à l’époque. La Campagne de Russie allait cependant mettre fin à son séjour idyllique sur les bords de la Volga. Il rejoignit la France, s’arrêtant au passage à Liège pour y réaliser, le 19 octobre 1812, une ascension libre, doublée d’un parachutage d’animaux. Son atterrissage, dans les campagnes de Visé, fut, paraît-il, épique. Après avoir présenté à ses concitoyens sa machine parlante et sa trompette mécanique, il rejoignit Paris. Il s’installa au boulevard Montmartre, face au passage des Panoramas où il se remit à faire des expériences fantasmagoriques. Pour l’anecdote, c’est à cet endroit que, septante ans plus tard, le journaliste Arthur Meyer et le costumier Alfred Grévin installèrent un musée de personnages en cire. Mais le Palais des Mirages qui y est encore proposé n’a rien à voir avec l’œuvre de Robertson. Il s’agit d’un spectacle de son et lumières imaginé par l’ingénieur Eugène Hénard pour l’Exposition universelle de 1900.
Mais, pour revenir à notre sujet, la technique de Robertson, souvent imitée avait fait son temps. Et il ferma boutique pour reprendre la gestion des jardins de Tivoli, connus pour ses fêtes nocturnes et ses ascensions de ballons. Avec ses deux fils, il continua aussi à voyager, commercialisant, dans toute l’Europe, les baptêmes de l’air. Il consacra aussi son temps libre à la rédaction de ses mémoires. Avant d’avoir achevé son troisième tome, consacré à ses souvenirs d’aéronaute, il devait malheureusement décéder, le 2 juillet 1837. Il repose, non loin d’Héloïse et Abelard, sous un impressionnant monument, au cimetière du Père- Lachaise à Paris. Le bas-relief qui orne cette tombe représente une séance de fantasmagorie, de jeunes spectateurs terrifiés reculant devant des spectres et un squelette volant qui viennent de surgir sous leurs yeux.