Les Belges n’ont pas la frite...
La frite est-elle belge ou française ? Telle est la question quasi existentielle qui anime, depuis quelques années, les historiens de la gastronomie.
Tentative de réponse…
On a tout lu et entendu sur l’origine de la frite. Surtout depuis que l’historien Jo Gérard, chantre de la belgitude a affirmé que les pommes de terre frites auraient bel et bien été consommées, dans le Namurois, dès la fin du XVIIe siècle. Pour étayer son propos, il exhuma un courrier d’un de ses aïeuls, un certain Joseph Gérard, expliquant, en 1781, que « les habitants de Namur, Andenne et Dinant ont l’usage de pêcher dans la Meuse du menu fretin et de le frire pour en améliorer leur ordinaire, surtout chez les pauvres gens. Mais lorsque le gel saisit les cours d’eau et que la pêche y devient hasardeuse, les habitants découpent des pommes de terre en forme de petits poissons et les passent à la friture comme ceux-ci. Il me revient que cette pratique remonte déjà à plus de cent années. »
Pour les historiens de la gastronomie, Pierre Leclercq et Fernand Pirotte en tête, c’est une totale invention. D’abord parce que, nous l’avons vu précédemment, la pomme de terre ne serait arrivée en Wallonie qu’au milieu du XVIIIe siècle. Mais aussi parce que, à l’époque évoquée, la graisse nécessaire à les frire était aussi rare que coûteuse, et certainement pas accessible aux petites gens évoquées.
D’autres ont évoqué les origines allemandes, voire russes de la pomme frite. Mais les arguments pour le contester sont légions.
En fait, l’origine de la frite serait bel et bien française. Elle serait née sur les ponts de Paris, en 1789, en pleine Révolution française. On les aurait, à l’époque, appelées les « pommes Pont-Neuf ». Même le grand Curnonsky, le prince des gastronomes, l’affirme en 1927 : « Les pommes de terre frites sont une des plus spirituelles créations du génie parisien. »
La frite aurait rapidement passé la frontière belge grâce aux proscrits de la seconde république. Amédée Saint-Férréol le confirme. Et dans « Cinq journées avec Baudelaire », Georges Barral évoque une conversation, le 28 septembre 1864, entre le célèbre poète et l’exploitant de l’hôtel des Colonnes à Waterloo où Victor Hugo avait achevé, le 30 juin 1861, l’écriture des « Misérables » : « À peine avons-nous terminé, écrit-il, qu’on met au centre de la table une large écuelle de faïence, toute débordante de pommes de terre frites, blondes, croustillantes et tendres à la fois. Un chef-d’œuvre de friture, rare en Belgique. Elles sont exquises, dit Baudelaire, en les croquant lentement, après les avoir prises une à une, délicatement avec les doigts : méthode classique indiquée par Brillat-Savarin. D’ailleurs, c’est un geste essentiellement parisien, comme les pommes de terre en friture sont d’invention parisienne. C’est une hérésie que de les piquer avec la fourchette. M. Joseph Dehaze que nous appelons pour lui transmettre nous assure que M. Victor Hugo les mangeait aussi avec les doigts. Il nous apprend en outre que ce sont les proscrits français de 1851 qui les ont introduites à Bruxelles. Auparavant, elles étaient ignorées des Belges. Ce sont les deux fils de M. Victor qui nous ont montré la façon de les tailler et de les frire à l’huile d’olive ou au saindoux, et non point à l’infâme graisse de bœuf ou au suint de mouton, comme font beaucoup de mes compatriotes par ignorance ou parcimonie. Nous en préparons beaucoup ici, surtout le dimanche, à la française, et non point à la belge. Et comme conclusion à ses explications, M. Joseph Dehaze nous demande si nous voulons récidiver. Nous acceptons donc avec empressement, et bientôt un second plat de « frites » dorées apparaît sur la table. À côté est une boîte à sel pour les saupoudrer comme il convient. Cette haute salière percée de trous nombreux fut une exigence de M. Hugo. »
On ne peut trouver témoignage plus précis.
Et pourtant, la vente de pommes frites en Belgique est avérée bien avant l’arrivée des proscrits. Plusieurs écrits confirment la présence à la foire de Liège, dès 1838, d’un certain Frédéric Krieger, dit Fritz, un forain bavarois, reconverti en rôtisseur et vendant ses tubercules coupées en rondelles et frites… sur base d’une recette reçue chez Pèlerin, une rôtisserie de la rue Montmartre à Paris. La frite garde donc, bel et bien, des racines françaises. Mais Krieger l’a popularisée en inventant à Liège la première… baraque à frites. Il s’agissait d’un stand en toile, facilement déplaçable, ce qui permit à Fritz et à sa famille de circuler, des années durant, sur les marchés de Flandres et de Wallonie et de vendre leurs produits à un public d’abord incrédule mais qui finit très vite par être séduit. D’autant plus que, fortune faite, Fritz transforma bien vite ses baraques en toile par de luxueux salons de dégustation en bois, avec plafonds décorés, d’une capacité de dix tables et qui étaient loin de passer inaperçus dans les champs de foire. « Il y grouillait, raconte Pierre Leclercq, un personnel nombreux qui débitait et servait dans des assiettes en faïence des pommes de terre frites, bien entendu, mais aussi des beignets aux pommes et des gaufres. Les clients dégustaient le tout avec une bière à la pression, du vin, du cognac ou une liqueur. Le matériel était à la hauteur des besoins. Les pommes de terre étaient découpées à la machine et plongées dans une des huit bassines de beurre clarifié bouillant sur la cuisinière à gaz… »
Frédéric Krieger ne put savourer son succès. Il mourut le 13 novembre 1862 à l’âge de 46 ans et eut droit à de grandioses funérailles à Liège. Sa veuve, née Renée Florence Vilain développa l’affaire familiale. Mais elle n’était plus seule à vendre le produit. En 1861, on comptabilisait 17 baraques à frites, rien que sur la foire de Liège. Elle décida donc de voyager, d’emmener ses baraques dans les autres foires du pays, popularisant plus encore la frite à la française. C’est d’ailleurs à Tournai qu’elle fut fêtée, en septembre 1889, pour ses cinquante ans de métier. Un mois plus tard, elle devait décéder, en pleine foire de Gand, à l’âge de 73 ans.
La frite est donc bel et bien française, mais sa consommation s’est développée grâce aux baraques à frites inventées à Liège par un Allemand. L’exemple parfait d’un produit européen, auraient pu dire Spaak, Monnet ou Adenauer !