Le premier atlas d’Abraham Ortels
Anvers a toujours été à l’avant-plan en matière d’édition. Si Plantin fut le premier à imprimer, mécaniquement, la Bible, le premier atlas mondial est l’œuvre d’un de ses amis: Abraham Ortels, dit Ortelius. Et non de Mercator dont la popularité l’a quelque peu éclipsé.
Le 14 avril 1527 naissait, à Anvers, au sein d’une famille protestante et bourgeoise, Abraham Ortels. Son père, Léonard était un fin lettré. Polyglotte, il participa à la traduction clandestine d’un ouvrage considéré comme hérétique par Charles Quint : la bible anglaise de Miles Coverdale. Il était aussi antiquaire, exploitant un fond d’objets rares, très prisés des riches Anversois. Las, il devait décéder en 1539 à l’âge de 38 ans. Et c’est sous la protection de son oncle, Jacques van Meteren que notre Abraham poursuivit sa formation dans un atelier de graveurs et d’enlumineurs de cartes.
Très vite, il comprit qu’il avait, là, trouvé son destin. Il fréquenta d’ailleurs, dès l’âge de 20 ans, les plus grandes foires du livre de l’époque, achetant la moindre carte mise en vente. Et c’est dans une de ces foires, à Francfort, qu’il fit la connaissance d’un homme qui allait marquer sa vie : Gerardus Mercator. Celui-ci venait de publier sa carte de l’Europe. Bénéficiant de ses conseils et de son amitié, Ortelius utilisa ses relais, notamment en Flandre et en Angleterre, pour l’aider à enluminer et à commercialiser ses cartes. Puis, comprenant tous les avantages qu’il pourrait retirer de la composition de cartes nouvelles, dotées des informations les plus précises, il se mit à tracer, à composer ses propres cartes. Et, surtout, à les regrouper. Car, à l’époque, les armateurs possédaient certes de grandes cartes mais leur manipulation était d’une grande difficulté. Ortelius se fixa un objectif : ramener toutes ces cartes à un format pratique et y intégrer les dernières découvertes.
Le 20 mai 1570, c’était chose faite. Abraham Ortelius sortait de presse le «Theatrum orbis terrarum», le premier atlas du monde jamais édité. Imprimé chez Gielis Van Diest à Anvers, cet ouvrage, dédié au roi Philippe II d’Espagne comportait pas moins de 53 cartes ainsi qu’un index des auteurs consultés reprenant 87 noms. Son succès fut immédiat. La première édition fut épuisée en quelques semaines. Elle fut immédiatement suivie par deux éditions en langue latine, d’une édition allemande et d’une version française. Au total, malgré un prix de vente très élevé, ce ne sont pas moins de 24 éditions et 1712 exemplaires qui sortirent de presse du vivant de l’auteur. Des éditions sans cesse mises à jour, grâce à la collaboration de bien des cartographes ambitionnant de voir apparaître leur nom dans cet atlas historique et, qui pour ce faire, ne cessèrent de l’alimenter de leurs trouvailles les plus récentes. À tel point que la dernière et quarante-et-unième édition, datée de 1612, soit bien après son décès, contenait 167 cartes différentes.
Même le grand Mercator, qui avait également en chantier un tel travail mais qui ne put l’achever de son vivant, ne tarit pas d’éloges à l’égard du «Theatrum» de son ami. Il apprécie particulièrement le concept. Le 22 novembre 1570, il écrit : « J’ai examiné votre Theatrum et je dois vous faire compliment sur le soin et l’élégance avec laquelle vous avez embelli les travaux des auteurs, tout en respectant leurs productions personnelles, sans vous écarter de la règle de la vérité, si négligée dans un grand nombre de cartes… »
Emu par tant d’éloges, Ortelius lui répondit tout de go : « Si on attaque désormais la réputation que vous m’avez faite, songez que ce sera à vous de la défendre et non à moi, qui ne puis être juge en ma propre cause. »
Mais Abraham Ortelius n’a pas achevé son œuvre. Voyageur lui-même, il se mit également à rédiger son propre témoignage. Et c’est son ami Christophe Plantin qui fut chargé d’éditer son « Itinerarium per nonnullas Galliae Belgicae partes » et un remarquable «Thesaurus geographicus», sorte de catalogue des noms de lieux cités par les anciens et mis en regard des noms modernes. Un vrai trésor, pour reprendre les termes de Juste Lipse.
Sa renommée dépassa, bien entendu, les frontières de Flandres. Grâce à un théologien Benito Arias Montano, en séjour à Anvers pour surveiller l’impression de la bible polyglotte de Plantin, elle arriva jusqu’aux oreilles du roi Philippe II qui lui attribua, en 1575, le titre de Géographe du Roi. Cette distinction lui fut d’ailleurs remise par le duc d’Albe en personne.
Il fit bien évidemment fortune, acquérant grâce à cela plusieurs immeubles à Anvers et de nombreux objets d’art, accroissant de la sorte le fond de commerce que lui avait laissé son antiquaire de père. Cette collection d’objets rares, véritable cabinet de curiosités attirait d’ailleurs chez lui de nombreuses sommités avec lesquelles il échangea une impressionnante correspondance. Et lorsqu’elles se déplaçaient dans son hôtel de maître anversois, elles étaient priées de laisser un témoignage dans un liber amicorum, précieusement conservé dans la bibliothèque du Pembroke College de Cambridge. Ces documents sont arrivés outre Manche parce qu’il les légua, après sa mort survenue le 4 juillet 1598, à son neveu, Jacques Cools, dit Ortelianus, exilé à Londres pour des raisons religieuses. Ses collections plus volumineuses, difficiles à transporter outre Manche furent soit vendues, soit léguées à ses amis anversois. Ses médailles, par exemple, rejoignirent le patrimoine de Pierre-Paul Rubens et bon nombre de ses livres, la majestueuse bibliothèque de la famille Plantin.
Anvers réserva des funérailles solennelles à son illustre géographe. Il fut enterré à l’abbaye Saint-Michel, voisine de sa demeure. Son monument funéraire subsista jusqu’au 16 décembre 1796, date à laquelle le nouveau commissaire du pouvoir exécutif d’Anvers, le sinistre Dargonne, prit possession de l’abbaye et y fit détruire tous les objets d’un caractère religieux. La pierre tombale fut, elle, heureusement sauvée et transférée, à l’initiative du Premier Consul Napoléon Bonaparte, en la cathédrale Notre-Dame d’Anvers. Elle y est encore visible, face à la chapelle du Sacré- Cœur de Jésus, mais personne n’y prête plus attention. Malgré son apport à la géographie, Ortelius n’a pas survécu, dans la mémoire collective, au poids des ans.
En 1890, la Ville de Bruxelles voulut néanmoins lui rendre hommage, plaçant sa statue, œuvre de Jef Lambeaux, dans ce panthéon de nos gloires nationales qu’est le jardin du Petit Sablon. Il y a retrouvé son ami de toujours, Mercator. Mais, une fois encore, celui-ci lui fait de l’ombre, personne ne sachant l’importance qu’il eut dans son domaine et dans la connaissance de l’œuvre du précité !