Le temps était maussade à Bruxelles, en cette fin d’après-midi du 28 septembre 1763. Sous un vilain crachin qui annonçait déjà les brumes de l’automne, la diligence venant d’Aix-la-Chapelle pénétra dans la grande cour de la messagerie de la rue de la Madeleine, transformée en une véritable ruche : chacun était à son poste pour accueillir les voyageurs, harassés et rompus après leur long voyage. Ils débarquaient enfin dans la capitale. Certains ne s’étaient plus restaurés depuis leur dernière halte, à Louvain.
Les porteurs se ruèrent vers un homme assez imposant mais sans prétention, âgé d’une quarantaine d’années, le visage marqué par la fatigue du voyage, vêtu d’un habit marron. Il était accompagné de ses deux enfants : une jeune fille plutôt frêle et pâle et un petit garçon maigrichon et encore plus pâle, paraissant avoir six ou sept ans tout au plus.
L’homme ne pouvait pas renier ses origines lorsqu’il lança avec un accent teuton « À l’Hôtel d’Angleterre ». Le vilain crachin avait fait place à une méchante pluie. Un commis de l’hôtel en question, armé d’un immense parapluie, et deux porteurs vinrent à la rencontre des voyageurs.
La chambre de nos voyageurs avait été réservée depuis Mayence. L’homme se présenta: « Je suis Léopold Mozart, je suis musicien et suis accompagné de mes deux enfants. Pouvons-nous nous restaurer rapidement car les enfants sont très fatigués ? ». La famille Mozart avait quitté Salzbourg en juin 1763 pour se rendre à Paris afin de donner une série de concerts à la cour du roi Louis XV. Entretemps, le petit prodige s’était produit à Cologne, Mayence et Aix-la-Chapelle. Ce soir-là, il arrivait à Bruxelles, la capitale du gouverneur Charles de Lorraine.
Sans perdre de temps, le lendemain, le père Mozart confia le petit Wolfgang à la surveillance de sa sœur Nannerl et quitta l’hôtel d’Angleterre pour se présenter au palais du gouverneur afin d’annoncer son arrivée à Bruxelles. L’homme s’engagea dans la longue rue sinueuse qui le mena vers les hauteurs de la ville. Il pénétra dans la cour du palais du gouverneur.
Invité à patienter quelque temps dans la rotonde, le père Mozart présenta sa lettre de recommandation au grand maréchal de la cour, le prince de Gavre. Il fut ensuite invité à pénétrer dans l’antichambre des appartements de Charles de Lorraine.
C’était le matin que se déroulaient les audiences au palais. Charles de Lorraine fut ravi d’accueillir Léopold Mozart, le Maître de chapelle de l’archevêque de Salzbourg, recommandé par sa bellesœur Marie-Thérèse, l’impératrice d’Autriche. Les deux hommes parlèrent d’abord de voyages puis le gouverneur invita son hôte à visiter son atelier de physique. Avant d’entamer sa carrière de musicien, Léopold Mozart avait été maçon puis relieur, mais il faut avouer que les recherches scientifiques ne l’avaient guère intéressé. Le gouverneur lui relata avec beaucoup d’enthousiasme le résultat de ses dernières trouvailles alchimiques. Le musicien lui rétorqua un banal « c’est très bien ». Ensuite, fier de lui, le gouverneur présenta l’objet de sa dernière invention: la fabrication d’un nouveau vernis.
Lorsque le père Mozart lui parla de ses deux enfants, il constata, à son grand étonnement, que Charles de Lorraine connaissait le nom de Wolfgang : les soirées musicales qui s’étaient déroulées à Vienne devant la cour de l’impératrice ne l’avaient pas laissé indifférent. Pourquoi ne pas écouter ce petit prodige au palais ? Léopold Mozart insista sur le fait qu’au concert viennois le petit Wolfgang avait cinq ans, mais qu’à présent il en avait déjà sept. C’était un artiste accompli. Désormais, il jouait au clavecin les concertos écrits par les compositeurs les plus célèbres du moment.
Charles de Lorraine s’engagea à écouter le petit virtuose à Bruxelles, dans le cadre d’une prochaine soirée musicale, et pria le maître de chapelle d’attendre les invitations qui lui parviendraient dans les jours suivants. Le père Mozart salua le monarque et prit congé, débordant de joie et le sourire aux lèvres. Il avait hâte de retourner à l’Hôtel d’Angleterre et d’annoncer la bonne nouvelle à ses enfants. Le temps passa. La cour semblait avoir oublié la famille Mozart et la promesse de Charles de Lorraine ne semblait pas vouloir se réaliser. Tous les matins, le père errait autour de l’entrée du palais. C’était la promenade de l’espoir.
Quel seigneur influent aurait bien pu rappeler au gouverneur que la famille Mozart existait et qu’elle attendait son bon vouloir ? Le soir du 13 octobre, un envoyé de l’archevêque de Malines se présenta à l’Hôtel d’Angleterre afin d’offrir à Mozart, au nom du prélat, une magnifique petite épée incrustée de pierres précieuses et à Nannerl, une superbe dentelle de Hollande.
Le lendemain, la nouvelle du décès du roi de Pologne parvint à la cour et plongea vraisemblablement tout le palais dans un deuil suivi de six semaines, au grand désespoir de la famille Mozart. Le père interdit absolument au bambin de sortir de l’hôtel et même de sa chambre. Le petit Wolfgang était donc condamné à jouer du clavecin durant ces longues journées d’attente.
Un soir, avant de s’endormir, le petit Wolfgang composa un morceau charmant que son père s’empressa de copier. Plus tard, cette composition devint l’allegro de la sixième sonate pour piano et violon. Le manuscrit de cette composition, conservé à Salzbourg, écrit de la main du père Mozart porte la mention: De Wolfgang Mozart, le 14 octobre 1763 à Bruxelles. Et le temps passa, paraissant de plus en plus long à la famille Mozart. L’invitation n’arrivait toujours pas. La cour avait d’autres préoccupations. Bruxelles fêta dignement la Saint-Joseph. À cette occasion, on assista à des défilés militaires, des feux d’artifice et un Te Deum chanté à l’église Sainte-Gudule en hommage à l’empereur Joseph II. Puis, Bruxelles se prépara à fêter la Saint-Charles en l’honneur du protecteur du bien aimé duc Charles de Lorraine, gouverneur des Pays-Bas : bals populaires, messes chantées et bal de la cour dans un luxe inoubliable furent au rendez-vous. À cette occasion, le Théâtre de la Monnaie afficha Tancrède, la dernière tragédie de Monsieur de Voltaire, jouée devant toute la cour en en présence de l’auteur. Toute la ville était en fête tandis que les Mozart attendaient toujours.
Lettre écrite par Léopold Mozart à son ami Lorrenz Hagenauer: Le prince ne fait rien que chasser, bâfrer et boire, de sorte qu’à la fin, il n’a pas d’argent. En attendant, je n’ai pu avec la meilleure volonté ni partir d’ici, ni donner un concert, parce qu’il m’a fallu attendre sa décision. Il est facile de penser que j’aurai à payer une note d’hôtel importante et notre voyage vers Paris, il me faut au moins 200 florins en poche.
Voyant encore diminuer ses économies, Léopold Mozart alerta Salzbourg:
Nous avons recueilli divers présents précieux dont je ne vous pourrais pas faire de l’argent. Nous pourrions bientôt ouvrir une boutique de tabatières, étuis et autres choses de ce genre. J’ai néanmoins l’espoir lundi prochain, où il y aura un grand concert, de faire un bon butin de thalers et de louis d’or. Mais comme il faut toujours s’assurer, je vous prie de me rendre le service de faire en sorte que je reçoive à Paris, par Monsieur Haffner, ou quelque autre, une nouvelle lettre de crédit. Dans la cassette où sont nos richesses et trésors, vous trouverez 200 florins. Prenez-les chez vous et écrivez-moi. Si Salzbourg a admiré mes enfants, il en sera étonné, s’il plait à Dieu que nous revenions.
Entre-temps, le père Mozart rencontra Charles-Joseph Van Helmont, le maître de chapelle de l’église Sainte-Gudule, et passa plusieurs soirées avec le premier violon de la chapelle de son altesse: Pierre van Maldere. Les différentes compositions de ce dernier intéressèrent le petit Wolfgang.
Enfin, le jour tant attendu arriva. L’invitation précisait que son Altesse était décidée à entendre les élèves de Monsieur Léopold Mozart le 7 novembre à la cour. À son tour, le petit Mozart gravit l’escalier majestueux du palais, vêtu de son splendide petit habit de lilas orné de dentelles d’argent et offert par l’impératrice Marie-Thérèse, l’épée de l’archevêque au côté.
L’assemblée réunie à cette occasion brûlait d’impatience car le petit virtuose s’était fait attendre. Celui qui préférait les femmes à la guerre, celui qui fit de Bruxelles la cour la plus brillante d’Europe, ce monarque collectionneur de pendules, qui préférait les kermesses aux processions, présenta Léopold Mozart de Salzbourg et ses deux élèves aux nombreux invités venus des quatre coins des PaysBas pour les entendre.
Les Looz, les d’Arenberg, les Mérode, le duc de Croy, la princesse de Stahrenberg laide et bossue et le prince de Rubempré toujours en quête de nouvelles aventures amoureuses étaient là afin d’écouter le petit prodige. Certains musiciens puristes étaient également présents. Ils attendaient avec impatience et d’un œil critique le moment où les petites menottes du jeune talent se mettraient à caresser le clavier. Personne n’osa parler ni chuchoter. Ce fut un moment rare dans la vie d’un mélomane.
Le 15 novembre 1763, la famille Mozart se leva de bonne heure et quitta l’Hôtel d’Angleterre pour se rendre place Vieille-Halle-aux-Blés où une diligence devait les mener vers Paris. Le temps était brumeux et un vilain crachin tombait sur Bruxelles. À six heures et demie, une voix retentit dans la cour de la messagerie: Les voyageurs pour Paris… en voiture. Après être passés par Mons, Cambrai et Gournay, nos héros arrivèrent à Paris dans la soirée du 18 novembre. Ils débarquèrent dans la grande cour des messageries Royales de la rue Notre-Dame-desVictoires.
Wolfgang-Amadeus Mozart ne devait plus jamais revenir à Bruxelles. Que reste-t-il de son passage chez nous ? Rien, ou presque. L’Hôtel d’Angleterre a été rasé et on ignore toujours où se trouvait le salon de musique du palais du monarque. De plus, ni la presse de l’époque ni les archives ne relatent le programme du concert que Wolfgang donna ce soir-là devant la cour. Il nous reste l’allegro de la sixième sonate pour piano et violon, écrit par le petit prodige dans sa chambre d’hôtel et dédicacé à Bruxelles par son père.