L’affaire François ou comment on dit merci à ceux qui prennent des risques
Le commandant Léon François, chef du Bureau national des drogues (BND) de la gendarmerie, est réputé pour être un homme de terrain sorti major de sa promotion à l’École militaire et ayant été le premier policier belge à aller suivre des cours aux États-Unis auprès du Narcotic Bureau (actuellement Drug Enforcement Administration ou DEA). Fort du bagage théorique sur la gestion américaine des crimes liés au trafic de stupéfiants, il est tout désigné pour prendre en main, en 1971, la direction du tout neuf BND. Alors, lorsqu’en janvier 1980 on arrête cet élément d’élite de la gendarmerie, l’affaire fait grand bruit.
Pour comprendre ce qui allait devenir l’affaire François, il faut se rappeler qu’on est à cette époque en pleine guerre froide. Les États-Unis supportent de moins en moins les réseaux de stupéfiants qu’ils ne contrôlent pas et qui alimentent, depuis l’étranger, la jeunesse américaine. Ils voient dans ces réseaux la main de l’Est qui cherche ainsi à toucher les troupes américaines.
C’est pour lutter plus efficacement contre ce fléau que les États-Unis ouvrent leurs formations en la matière aux policiers des pays « amis », comme ce fut le cas pour François. Mais ils n’arrêtent pas là leur « aide ». Ils proposent de mettre à notre disposition leur expérience et leurs techniques pour mettre en place des cellules telles que le BND. Pour être efficaces, dans le sens dont l’entendent les Américains, on attend de ces cellules qu’elles soient proactives, plus question d’attendre un tuyau d’un indic ou que le hasard permette de faire l’une ou l’autre prise. Non, il faut infiltrer les réseaux pour identifier ses membres et son mode de fonctionnement, remonter la filière dans laquelle il s’inscrit puis, une fois qu’on a tous les éléments pour faire tomber le plus de monde possible, procéder à un flagrant délit.
Si ces méthodes sont d’une incroyable efficacité, elles posent un problème et pas le moindre.
La législation belge, et généralement celle des pays européens, ne permet pas la mise en pratique de ces méthodes. Car durant son infiltration, il est plus que probable que l’agent soit contraint de commettre des délits, ce qui n’est pas permis. Mais aussi le risque est grand dans ce genre d’opération de flirter avec la provocation au délit, ce qui est également complètement interdit chez nous, la présomption d’avoir utilisé de telles méthodes suffisant à rendre nuls devant un tribunal les faits ainsi dénoncés.
Le BND se trouve donc, dès sa création, face à un terrible dilemme. Il va devoir évoluer en eaux troubles, car il n’est pas question de remettre en cause l’existence de cette cellule, la pression américaine est trop forte.
Alors on trouve une solution à la belge, on verra cela au cas par cas, on cherchera un « aval » auprès des supérieurs et des magistrats concernés par l’affaire et si, à la clé, on obtient des résultats sans bavure alors les choses devraient se régler d’elles-mêmes. Afin de donner un minimum de cadre à ces opérations, le parquet clarifie un peu les choses en 1975 en affirmant que la BND est autorisée à pratiquer ce qu’on appelle le « passage contrôlé », à savoir qu’il est possible de ne pas procéder à la saisie d’un envoi de drogue afin de remonter la filière. Toutefois, les seuls cas où cette méthode pourra être utilisée sont ceux permettant de dévoiler un délit préexistant et non pas ceux qui viseraient à créer un nouveau cas. Enfin, il ne faudra qu’en aucune manière cette drogue n’atterrisse sur le marché à la disposition des consommateurs.
Malgré le flou qui entoure son fonctionnement, la BND engrange de très beaux résultats entre 1973 et 1980, ce qui n’empêche pourtant pas la machine d’avoir quelques petits ratés. On perd malencontreusement un kilo de cocaïne, une autre fois la « marchandise » utilisée pour une opération s’avère être inutilisable après celle-ci, une autre fois encore un informateur disparaît avec trois millions de francs. Le problème est que ces erreurs de fonctionnement ne sont pas prévues, ni couvertes par la hiérarchie. Pour elle, tout ce qui sort pour une opération doit rentrer à l’identique à la fin de la même opération, il n’y a aucune alternative possible.
Alors pour corriger leurs erreurs, au BND, on prit la mauvaise habitude de bricoler comme on peut pour retrouver le sacrosaint équilibre « ce qui est sorti doit être ramené ». On manipule les stocks, on remplace de la drogue disparue par de la farine, on profite d’» enveloppes » données par des trafiquants pakistanais qui pensaient ainsi soudoyer des douaniers… Pour rééquilibrer les comptes, tout est bon.
Mais fin 1978, la machine va se gripper pour de bon. Albert Farcy, trafiquant de drogue condamné à trois ans de prison aux Pays-Bas, propose en échange d’une réduction de peine, d’aider à faire tomber un réseau chinois spécialisé dans le trafic d’héroïne de mauvaise qualité. Les Hollandais font appel aux services du BND pour mettre en place un flagrant délit. Un ami de Farcy ira dans un premier temps acheter à Bangkok sept kilos d’héroïne. Ensuite une rencontre sera organisée avec les Chinois dans un appartement à Bruxelles. Mais le plan ne va pas se dérouler sans accrocs : l’ami de Farcy se fait arrêter à Karachi avec dans ses valises non pas sept kilos mais vingt-sept kilos d’héroïne. Le convoyeur ayant affirmé pour sa défense qu’il travaille pour les Belges, un projecteur est braqué sur le BND et ses agissements.
En février 1982, s’ouvre un procès où se retrouvent, côte à côte sur les bancs de l’accusation, de très gros trafiquants et des gendarmes du BND, dont Léon François. Et c’est à une véritable levée de parapluies qu’on va assister, les patrons de la gendarmerie affirmant tous ne pas être au courant des activités du BND, pour eux l’argent devait juste servir à appâter les trafiquants, mais à aucun moment à acheter de la drogue. Lâché par ses supérieurs, François est condamné à un an de prison avec sursis, payant ainsi les erreurs et incohérences d’un système au sein duquel il ne cherchait qu’à faire son métier du mieux possible.