Apprendre le français aux Flamands, une méthode révolutionnaire !
Jean-Joseph Jacotot naît à Dijon en 1770 et meurt à Paris en 1840. Ce futur pédagogue, étudiant au lycée de Dijon, est un élève aussi travailleur qu’intelligent. Il est cependant surtout peu disposé à accepter ce qui ne lui paraît pas évident et ne repose que sur l’autorité de la parole du maître, laquelle a pour lui simple valeur d’opinion. Esprit indépendant, perspicace, capable de beaucoup de discernement et d’une rare puissance intellectuelle, il est déjà docteur en lettres et professeur d’humanités à 19 ans, excusez du peu ! Pourquoi s’arrêter ? Il étudie alors le droit, devient avocat et docteur en droit. Suivant le même élan, il entreprend des études mathématiques approfondies, couronnées par un troisième diplôme de docteur en mathématiques !!!
Le brillant multi-diplômé est, en plus, un fervent défenseur de la liberté tant politique qu’intellectuelle. Dans la France de la Révolution, il organise la fédération de la jeunesse dijonnaise avec celle de Bretagne et d’autres provinces qui défendent les principes révolutionnaires. Le triomphe de ces principes étant acquis, ces fédérations se transforment en bataillons pour la défense de la patrie. Joseph Jacotot est alors élu capitaine d’une compagnie d’artillerie du bataillon de la Côte d’Or. Il instruit ses camarades avec des résultats qui forcent l’admiration des officiers les plus expérimentés. Sa compagnie en 1792 se porte volontaire pour aller combattre les ennemis de la République et le ministre de la Guerre l’envoie en renfort à l’armée du Nord. Elle prend part à la courte campagne de Belgique, assiste au siège de Maastricht et à plusieurs autres faits d’armes où Joseph Jacotot paie de sa personne et se montre aussi prudent que brave.
En 1795, il devient professeur à l’École centrale de Dijon où il enseigne successivement le latin, les mathématiques et le droit. Il devient, sous l’Empire, secrétaire du ministre de la Guerre, puis sous-directeur de l’École Polytechnique. Pendant les CentJours, élu malgré lui à la Chambre des représentants, il s’y montre hostile à la royauté. Lors de la Seconde Restauration il quitte la France et se retire en Belgique, le pays d’origine de sa femme. Sans ressources, il commence par donner des leçons particulières. Après quelque temps il est nommé lecteur de langue française à l’Université de Louvain, puis directeur de l’École militaire.
C’est chez nous que, pendant 22 ans, Joseph Jacotot va se trouver au cœur d’un mouvement pédagogique qui suscitera à la fois engouements et polémiques, avant d’être injustement oublié. En effet, c’est dans cette Université catholique de Louvain qu’il va se retrouver démuni, voire même ignorant, pour la première fois de sa vie. Simplement parce que bon nombre de ses élèves ne connaissent pas un mot de français tandis que lui ne parle pas le flamand et encore moins le hollandais. Les cours étant en français, il faut, par la force des choses, donner à ces étudiants l’accès à la langue qui, à l’époque, est le vecteur de la culture et du savoir dans nos contrées.
Il a donc l’idée de leur faire apprendre le français à partir d’une version bilingue du Télémaque de Fénelon, en mémorisant, si possible sans se lasser, les phrases en français et en les comparant à la traduction hollandaise. À sa grande surprise, les progrès sont fulgurants ! La méthode convient parfaitement à la manière de penser de Jacotot, lui qui adore aller à l’encontre des schémas traditionnels où seul le maître est dispensateur du savoir. Sa méthode d’« Enseignement universel » se propose alors d’ « émanciper les intelligences », cela en partant du principe que toutes les intelligences sont égales, que tout Homme, tout enfant, est en état de s’instruire seul et sans maître, qu’il suffit pour cela d’apprendre une chose et d’y rapporter tout le reste ; que le rôle du maître doit se borner à diriger ou à soutenir l’attention de l’élève.
« Toutes les intelligences sont égales » ;
« Qui veut peut » ;
« On peut enseigner ce qu’on ignore » ;
« Tout est dans tout », etc.
La méthode Jacotot suscite un immense étonnement lorsqu’il la met par écrit et la donne à publier. Bien entendu, elle engendre une vive polémique. Joseph Jacotot répond, dans des textes ou des livres, avec un humour féroce vis-à-vis de ceux qui, de son point de vue, contestent surtout le fait même, à savoir la réussite des élèves ayant utilisé la méthode d’Enseignement universel.
Un ouvrage d’un partisan, Le Maître ignorant, de Jacques Rancière, s’intéresse particulièrement à la méthode introduite par Jacotot. Il en développe les principes tout en les comparant au système éducatif et social essentiellement fondé sur l’inégalité admise de savoir et d’intelligence. L’exemple fourni par Jacotot permet à Jacques Rancière de critiquer le « mythe de la pédagogie », selon lequel un savoir aurait besoin d’être expliqué par le maître afin de pouvoir être compris par l’élève.
L’ « Enseignement universel » est utilisé dans quelques écoles. Jacotot, en homme d’une immense générosité, à qui on vient demander des conseils de toutes parts, cherche surtout à convaincre les pauvres qu’eux et leurs enfants peuvent, sans aucuns frais et sans aide extérieure, apprendre ce qu’ils veulent étudier. Il poursuit sans cesse de ses colères l’abus de l’influence de l’homme sur l’homme, de celui qui se croit savant sur celui qui se pense ignorant. Il ne rentre en France qu’en 1830, pendant quelques années à Valenciennes, puis à Paris en 1838.
Après sa mort, en 1840, ses fils continuent quelque temps d’éditer ses œuvres et des fragments épars à titre posthume. Jacotot repose au cimetière du Père Lachaise, à Paris. Sur sa tombe on peut lire cette phrase qui résume toute sa vie et son combat : « Je crois que Dieu a créé l’âme humaine capable de s’instruire seule et sans maître ».