André Langrand-Dumonceau, un financier peu commun

À Bruxelles, le 18 octobre 1787, Christina Booms traversait, vers les sept heures du soir, le lieu-dit Drij Rollebaenen à proximité de la Blanchisserie des Trois Bouloires (est-ce une faute d’orthographe ou un nom propre ?), dans le quartier Terre Neuve, et trouva un nouveau-né coiffé d’un béguin en dentelle et d’un bonnet de soie. Le petit corps vêtu d’une chemise de coton blanc était enveloppé dans quatre lambeaux d’étoffe et un tapis. Un billet portait la mention: Pier Joseph Langrand. Le lendemain, l’enfant abandonné fut baptisé à l’église de la Chapelle sous le nom de Petrus-Josephus Langrand. La légende dorée prétend, à tort peut-être, que Pierre-Joseph serait issu de l’union illégitime d’une demoiselle Langrand et de Joseph II … ou d’un archiduc bien en vue au palais. Plus tard, Pierre-Joseph Langrand s’établit à Duysbourg. À Vossem, en janvier 1813, âgé de 26 ans, il épousa Jeanne-Thérèse Vandenplas, elle-même âgée de 23 ans. L’homme était tisserand. Après son mariage, il se fit cabaretier sous l’enseigne In den Brand van Mechelen (À l’incendie de Malines) à Vossem, à trois lieues de Bruxelles. Le cabaretier était estimé pour son honnêteté et sa loyauté. Au village, on l’appelait Pier Mijnheer (Pierre le Monsieur). Bientôt, il se trouva à la tête d’une famille nombreuse. Neuf naissances s’échelonnèrent en effet entre 1814 et 1834. Le ménage Langrand se trouva fort à l’étroit dans la maison dont la pièce principale était réservée au cabaret et dont une autre était encombrée par le métier à tisser. Malgré le métier et le cabaret, les revenus du ménage demeuraient fort modestes, mais les enfants ne connurent jamais la misère. À force de tisser et d’achalander son cabaret, Pierre Langrand finit par devenir propriétaire d’un lopin de terre. Le 31 décembre 1836, Pierre-Joseph Langrand mourut, âgé de 48 ans, laissant une veuve et six enfants.

Le 5 décembre 1825, c’est donc à Vossem que naquit, dans le cabaret de son père, Pierre-Joseph, le futur comte et financier André Langrand-Dumonceau. Son enfance fut pleine de tristesse et d’angoisse. Enfant, il devint colporteur de marchandises, consistant en crayons, plumes et papier qu’il vendait dans les villages les dimanches et les lundis. Le sacristain de Vossem lui apprit le catéchisme. Ensuite, André se rendit tous les jours sur les bancs de l’école des garçons à Tervuren. Il acheva lui-même son instruction primaire par l’exercice et la lecture d’ouvrages. Sa curiosité était grande. Il avait le sentiment de sa force intellectuelle et de sa mémoire. Le calcul et l’histoire l’attiraient particulièrement. Il travailla également quelque temps comme aidemaçon et garçon-boulanger. À cette époque, son frère Jean-Baptiste, devenu un important agent d’assurances installé à Bruxelles, s’intéressa à lui. En 1843, André Langrand se rendit en France et se fit soldat pour cinq ans dans la Légion étrangère d’Afrique. Il partit pour Alger. Le petit André, vêtu d’une tunique et d’un képi, se réjouit de porter arme, présenter arme ou croiser la baïonnette. Au feu du bivouac, il était aussi brave que soumis à la règle de la discipline. Il n’était plus le balourd, fils du cabaretier-tisserand de Vossem, le colporteur de crayons, le garçon-boulanger ou l’aide-maçon. Beau garçon, il éveilla la passion d’un officier supérieur. Après une aventure, le pédéraste fut congédié. Chose étrange dans la Légion étrangère, quelques mois après son engagement, il fut renvoyé dans ses pénates.

Son frère Jean-Baptiste le recueillit chez lui, l’hébergea, pourvut à ses besoins et lui fraya la voie de l’avenir. Bientôt, André Langrand fut employé aux écritures et s’initia à tous les systèmes financiers, à toutes les combinaisons financières. À Bruxelles, il devint simple agent de La Concorde, une compagnie parisienne d’assurances sur la vie, située à Bruxelles, au 64 de la rue de Laeken. Le bel avenir était là. La voie de la fortune était ouverte. Le 21 octobre 1847, il épousa Rosalie Dumonceau, Bruxelloise et fille d’un épicier de la rue de Laeken. De ce mariage naquirent quatre fils, dont l’un décéda. Les trois autres furent élèves internes au Collège des Jésuites de Saint-Michel à la rue des Ursulines, où ils firent leurs humanités. En 1854, André Langrand conçut et exécuta le plan de la création, à Bruxelles, d’une compagnie d’assurances sur la vie, à l’instar des compagnies anglaises. Il s’installa rue de Laeken, dans l’appartement de la maison où était établie une boutique d’épicerie dirigée par sa belle-mère. Il avait son bureau au fond de l’habitation et s’occupait de faire les recouvrements de La Concorde.En Belgique, c’est principalement André Langrand qui donna l’impulsion au système des assurances sur la vie. Il fonda successivement Les Rentiers Réunis et La Royale Belge.

Langrand n’inspirait pas confiance car il était trop jeune. Le hasard voulut que l’élégant et beau Langrand fût remarqué en société par une charmante personne, Madame Mercier, avec qui il entretint une relation. Longtemps, elle put apprécier son tempérament fougueux et sa courtoisie légendaire. Madame Mercier guidait son époux, l’ancien ministre des Finances. Elle le poussa également à être bienveillant envers André Langrand. Mercier devint dès lors le véritable pilote du navire qui portait Langrand et ses associés. Langrand ne se livrait à aucune opération sans consulter Mercier, qui fut en réalité l’âme de toutes les institutions financières et industrielles créées à Bruxelles. D’anciens ministres de premier plan acceptèrent les fonctions d’administrateurs dans les sociétés du groupe financier Langrand.

En janvier 1852, Mercier et Langrand créèrent Les Rentiers Réunis (assurance sur la vie) à Bruxelles, au 28 de la rue Royale, ainsi que La Royale Belge, la Nederland et L’Ancre de Vienne. La liquidation des Rentiers Réunis dévoila les vices de cette institution. C’était un véritable jeu de dupes pour les souscripteurs. André Langrand en tira d’importants bénéfices. La grande tactique fut toujours de transformer les institutions financières et de se faire allouer alors des sommes fabuleuses prélevées sur les frais généraux. Langrand et ses complices acquirent ainsi des propriétés immobilières.

En février 1853, La Royale Belge fut constituée, en décembre 1858, L’Ancre et la Neunootschap Nederland à Amsterdam. Mercier et d’autres hommes font partie du conseil d’administration. Le vice de ces sociétés était de distribuer des dividendes, soit des bénéfices contestables, qui n’étaient ni encaissés, ni même acquis. L’exagération choquante des frais généraux était un autre vice tout aussi dangereux. Était-ce honnête pour d’anciens ministres qui, en spéculant, gonflèrent leurs sacs d’écus ?

En 1860, Langrand fonda la Banque Hypothécaire Belge. Cinq ans plus tard, le groupe créa la Banque Hypothécaire Néerlandaise à Amsterdam, puis une association financière en Allemagne. Des manœuvres frauduleuses ruinaient les actionnaires. Langrand obtint une concession pour construire une voie ferrée des Balkans à Constantinople. Il était capable de s’opposer à la haute finance juive et protestante. L’entreprise n’aboutit cependant pas. Le groupe de financiers profita de l’extrême abondance et du marché des capitaux des Pays-Bas pour créer, à Amsterdam, la Société Générale de Commerce et d’Industrie. Langrand voulait tondre les moutons hollandais.

En 1864, une Société de Crédit Foncier International vit le jour à Londres. Son siège administratif se trouvait à Bruxelles. Cette société était fictive, mais Langrand pensait y attirer les capitaux du monde entier et prélever de nouveaux millions sur le capital des actionnaires crédules. Langrand, Mercier et ses complices devinrent de grands spécialistes en escroqueries. À chaque nouvelle fondation de société, Langrand, à titre de fondateur, parvenait à prélever de gros bénéfices sur le capital des actionnaires. En juillet 1864, Langrand prit une part importante à la création de La Société des Magasins Réunis à Paris. À Paris, il acheta des terrains à des prix exorbitants et conclut à nouveau des arrangements malhonnêtes avec le vendeur, aux dépens des actionnaires. Langrand pêchait en eau trouble la confiance des têtes couronnées et même de Napoléon III. À Vienne, il racheta la Vindobona, une société qui revendait de vieilles soldes des Rossignols. Une nouvelle fois, Langrand trompait le public et comme toujours, il attira de nouveaux capitaux. Il fonda aussi Le Crédit Foncier à Londres.

En présence de tant d’actes dont nous n’avons cité qu’une partie, nous pouvons ajouter que LangrandDumonceau reçut le titre de comte du pape Pie IX pour avoir facilité l’emprunt romain. Ce titre lui permit de cacher sa triste origine, dans le but d’exercer davantage son influence sur les masses. Il réunit ainsi de nombreuses sociétés appartenant à un comte romain. Lui et ses compères, d’anciens ministres dans des cabinets catholiques, se sont tous enrichis aux dépens d’actionnaires naïfs. Ces amis ministres devinrent des langrandistes.

En 1870, Langrand fut domicilié officiellement à Bruxelles, au coin de la rue Joseph II et de la rue Marie-Thérèse. Il y installa ses appartements privés, ses bureaux et ses écuries. Lors de la création de l’avenue Louise, il y acheta plusieurs hectares de terrains. En 1870, le couperet tomba. Ce fut la proclamation de la faillite de Langrand-Dumonceau. Lorsqu’en 1870 Langrand-Dumonceau risqua d’être livré à la justice belge par la France, il quitta le continent et s’établit à Londres où il avait perdu tout crédit depuis 1866. En 1872, il apprit qu’en vertu d’un nouveau traité de commerce anglo-belge sur le point d’être conclu, la Belgique pourrait demander et obtenir son extradition. Depuis longtemps, il pensait se rendre en Amérique. En 1869 déjà, il avait projeté une affaire dans cette partie du monde. Alors que tout s’écroulait autour de lui, que son espoir diminuait, que sa fortune ou sa bonne étoile semblait l’avoir abandonné, il demanda à quelques-uns de ses amis et à un certain nombre de capitalistes de lui confier de l’argent pour une opération fort mystérieuse, l’Aqua Amara, quelque part en Amérique. Un an plus tard, il envisagea de gagner les EtatsUnis qu’il savait ouverts aux hommes ruinés, tout comme à ceux qui cherchaient un gagne-pain ou la fortune. Il fut peut-être informé par Sanford, l’ancien ministre des États-Unis à Bruxelles, dont il paraissait avoir gagné l’estime. Il crut pouvoir trouver un asile confortable à New York. En octobre 1862, il élut domicile chez le banquier Henry Amy, d’origine belge, installé aux Etats-Unis depuis 1858 et établi en 1865 à New York sous la firme Amy, H and Company. En Belgique, ce banquier avait dans certains milieux la réputation d’être l’homme d’affaires de la Compagnie de Jésus dans plusieurs villes américaines. Il semble que Langrand ait apporté un certain concours à Amy, notamment pour des affaires de chemins de fer, et qu’il ait gardé des contacts avec d’anciens administrateurs ou collaborateurs. André Langrand passa devant ses juges en janvier 1879 et fut condamné au chef de banqueroute frauduleuse et de faux en écriture de commerce et de banque. Il fut condamné à quinze années de réclusion, à 2000 francs d’amende et à la moitié des frais du procès. L’homme avait pris la fuite, il fut donc condamné par contumace. Une existence devenue banale s’acheva dans le milieu familial. En 1893, après vingt ans d’absence, il rentra en France où il retrouva quelques-uns des siens. C’était un homme encore solide, ayant soin de sa personne, exerçant son autorité de chef de famille. En octobre 1899, il rendit visite à des parents habitant Bruxelles. Ayant pris froid, il lui fut conseillé de rechercher un climat plus favorable. Il rejoignit alors son fils Charles à Rome avec l’espoir de recouvrer la santé. Son attente fut vaine. Les 11 et 12 octobre 1900, les journaux de Rome annoncèrent le décès, survenu le 9 avril, d’André Langrand, propriétaire et veuf de Rosalie Dumonceau. En avril 1900, paraissaient dans quelques journaux belges des notices nécrologiques fort brèves; certains quotidiens publièrent cependant des articles assez importants, plus ou moins tendancieux, émaillés d’erreurs nées de la légende.

Peu après son décès, des journaux lui restèrent soit favorables, soit hostiles. Celui qui, trente ans plus tôt, avait été un financier célèbre n’était pas tombé complètement dans l’oubli. Les derniers langrandistes et antilangrandistes n’avaient pas tous disparu.
André Langrand repose au cimetière de Rome dans la chapelle sépulcrale de la vénérable archiconfrérie du très précieux Sang de Notre-Seigneur JésusChrist.

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