Pauvres, paresseux, libertins… portraits de nos régions en 1803

Pauvres, paresseux, libertins...
portraits de nos régions en 1803

En avril 1803, Napoléon décide d’envoyer le général Lagrange, inspecteur de gendarmerie, faire un rapport sur l’état de nos régions.

« Vous m’enverrez les notes que vous recueillerez (…) enfin un aperçu général qui puisse me mettre au fait de ces objets importants, et de tout ce qui peut m’intéresser au point de vue militaire et d’administration. (…) Vous resterez dans chaque ville de garnison le nombre de jours nécessaires pour vous mettre au fait des renseignements demandés. Vous m’adresserez, avant d’en partir, au Premier consul seul, toutes vos observations. » Voici donc les fameux rapports, ils sont assez édifiants !

Liège, 30 prairial an XI (19 juin 1803).

Général,

J’ai eu l’honneur de vous écrire successivement de Mayence, Coblenz, Cologne, Aix-la-Chapelle et Maastricht ; je pense que toutes ces lettres vous sont parvenues. Je vais vous rendre compte des renseignements que j’ai recueillis dans le département de l’Ourthe, qui se trouve actuellement sans troupes, comme celui de la Meuse-Inférieure.

Le préfet est le citoyen Desmousseaux ; c’est un homme d’esprit et ayant des connaissances en administration ; on lui reproche de ne pas les étendre assez sur des objets généraux et d’utilité publique, comme manufactures et exploitations de mines, et avec un esprit dominateur de s’occuper trop de toutes ses petitesses de prétentions, ce qui éloigne beaucoup de monde et le met mal avec les militaires. Il est certain qu’en général il ne paraît pas être aimé.

Il n’y a que deux sous-préfets dans le département : on en est, dit-on, assez content.

Le maire de Liège a de l’esprit, mais c’est un homme sans caractère.

On compte à peu près quinze cents prêtres dans le département ; trois cents seulement sont employés. Les surnuméraires crient et se plaignent, mais il n’en résulte aucun danger ; le peuple n’est pas fanatique.

Les routes ne sont ni belles ni entretenues.

Les denrées sont chères, les prix de la viande et du pain sont élevés malgré la perspective de la plus abondante récolte. Dans la Meuse-Inférieure tout est à meilleur compte : d’où vient cette différence pour des départements si voisins ? Voilà ce que j’ignore.

La population de la ville de Liège est de quarante à quarante-cinq mille âmes. Il y a beaucoup de pauvres, quoiqu’il s’y fasse un commerce d’entrepôt assez considérable. Sa position est avantageuse, située au confluent de l’Ourthe et de la Meuse ; il y a des quais longs et très commodes pour charger et décharger les marchandises. La ville serait peut-être susceptible d’une chambre de commerce ; il pourrait en résulter quelque bien, particulièrement pour les mines et manufactures qu’elle protégerait et encouragerait. Une remarque assez bizarre qu’on fait à Liège, c’est de voir les femmes se livrer aux travaux les plus pénibles, porter des fardeaux sous le poids desquels succomberaient presque des bêtes de somme, tandis que les hommes, en spectateurs tranquilles, se livrent entièrement à la paresse et vont constamment peupler les cabarets. Mais par une suite de cette bizarrerie d’usages d’un peuple peu civilisé, on voit ces mêmes femmes se livrer au libertinage le plus crapuleux sans que personne ne s’en formalise.

La ville de Liège renferme encore un restant de ses patriotes exagérés de 1792, vrais anarchistes, mais c’est de la lie la plus misérable et peu dangereuse, parce qu’ils sont connus.

C’est par un pont assez beau qui est sur la Meuse qu’on va dans la partie de la ville qui est sur la rive droite. On en trouve un autre moins considérable par lequel on entre dans le faubourg d’Amercœur ; c’est de ce pont que Louis le Téméraire, duc de Bourgogne, appelé par un souverain de Liège pour châtier les habitants, fit précipiter dans l’Ourthe environ quarante à cinquante mille âmes. Pendant la guerre de la Révolution, ce malheureux faubourg a été encore presque réduit en cendres, lorsque la ville était disputée entre les Autrichiens d’un côté et les Français de l’autre ; et il faut le dire à la louange des Liégeois, à cette époque ils s’unirent à l’armée de Sambre-et-Meuse pour combattre et chasser les Autrichiens. Il y a toujours sur la ville une espèce de vapeur en forme de nuage, qui n’est qu’une poussière graisseuse de charbon de terre, ce qui fait que la ville et les habitants y sont très fumés et presque aussi noirs que les peuples les plus basanés par les ardeurs du soleil, quoiqu’il y ait à Liège presque neuf mois d’hiver.

Le département de l’Ourthe est déjà très important par son industrie, mais il est susceptible de le devenir davantage. On y trouve des manufactures de drap, d’armes et de clous de toutes espèces. Il est riche en mines de fer, plomb, et beaucoup de sel et pierres propres à repasser les rasoirs, mais les houillères y sont très multipliées et sont une des principales branches du commerce du pays.

Je vais, Général, me rendre à Namur et de là à Anvers.

Agréez l’assurance de mon profond respect.

Lagrange.

Plan de la ville de Liège en 1740

Il continue sur Namur, le rapport se fait moins sévère

Namur, 2 messidor an XI (21 juin 1803).

Général,

La route qu’on suit pour venir de Liège à Namur longe la Meuse, dont les bords sont productifs, riches et agréables à la vue. On y trouve des manufactures de faïence, des houillères, des fours à chaux, et beaucoup de carrières d’où l’on extrait de la pierre ardoisée très belle et qu’on porte du côté de Maastricht et de la Hollande. (…)

La ville de Namur, située au confluent de la Sambre et de la Meuse, est assez commerçante. On y trouve beaucoup de cuivre, qu’on porte dans les Ardennes avec d’autres marchandises. Il y a une verrerie, des fabriques de pipes et d’étoffes de laine assez grossière. (…)

On trouve dans le département une mine de plomb qui n’est pas fouillée. Mais celles de fer y sont abondantes et multipliées, elles font une des principales richesses du pays. En général, le département est dans un état satisfaisant ; il n’y a que les routes qui ne sont pas entretenues, on assure que celle de Liège à Namur est détestable. (…)

Je vais, Général, presser un peu ma marche afin de voir Anvers, Gand, Bruges et Ostende avant votre arrivée, si cela est possible ; ensuite je reviendrai à Bruxelles, pour y recevoir vos ordres ultérieurs.

Salut et respect

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