De toutes les silhouettes féminines qui côtoient l’intimité de l’Empereur, la plus discrète, la plus tendre et la plus touchante est celle de la jeune Polonaise que Constant comparait à Mlle de la Vallière. Une contemporaine la décrit ainsi : « Elle n’était pas précisément grande, mais elle avait la taille bien prise, les cheveux blonds, le teint clair, la figure pleine, un sourire extrêmement agréable et un timbre de voix qui la rendait sympathique aussitôt qu’elle parlait ; modeste et sans prétention, très réservée dans ses gestes et toujours très simple dans sa toilette, elle avait comme femme tout ce qu’il faut pour plaire et être aimée ». Napoléon l’évoquant disait d’elle : « Une femme charmante, un ange ! C’est bien d’elle qu’on peut dire que son âme est aussi belle que sa figure ! »
Marie voit le jour le 7 décembre 1786 à Brodno, dans la banlieue de Varsovie, dans une famille de l’ancienne noblesse polonaise. La petite enfance de Marie est heureuse, mais, à huit ans, tout s’écroule. Les Polonais se révoltent contre l’occupant russe. Son père y prend part et, alors que le soulèvement est écrasé dans le sang, il perd la vie. Jamais elle ne pardonnera aux Russes : sa haine ira sans cesse croissante, et son patriotisme ne fera que devenir de jour en jour plus fort.
Durant ces années, ce qui retient sans arrêt l’attention des Polonais ce sont les informations reçues de France. Elles alimentent toutes les conversations depuis les salons de l’aristocratie jusqu’aux tavernes des petits bourgs. Tout le monde est focalisé sur l’homme qui est devenu le maître de la France : Napoléon Bonaparte. On le voit comme un possible libérateur, l’homme qui pourrait offrir au pays son indépendance. Des quatre coins de Pologne, les jeunes s’échappent pour rejoindre l’armée de Bonaparte. Le général Henryk Dabrowski met sur pied une troupe de 20 000 Polonais.
Marie termine son éducation à 14 ans dans un couvent pour les jeunes aristocrates polonais. Elle est douce et studieuse comme le prouvent les rapports envoyés à sa mère. En plus d’être appliquée elle devient très belle, ce qui est idéal pour lui faire épouser un bon parti et ainsi assurer son avenir. Malheureusement, en 1804, alors qu’elle n’a même pas 18 ans, on la marie à un personnage certes important, mais très vieux, le comte chambellan Anastazy Colonna Walewski qui a… 70 ans !
Dans sa tête, elle ne change pas. Sa rancune de petite fille à l’égard des Russes s’accroît. Elle y ajoute une haine envers les Prussiens et les Autrichiens qui occupent ce que les Russes n’ont pas pris de son pays. Son rêve, comme celui de milliers de Polonais, c’est une Pologne libre. Toutes ces pensées ne la détournent pas de ses devoirs conjugaux et c’est en 1805 qu’elle devient mère pour la première fois d’un petit garçon prénommé Antoine. À l’automne 1806, Napoléon est enfin là. Les Polonais l’accueillent comme le Sauveur, celui qui amène la liberté, si chère à la France. Marie et sa famille se lancent dans la lutte en aidant les troupes françaises comme elles le peuvent. Le premier de l’an 1807, Napoléon rencontre Marie pour la première fois au relais de Blonie, sur la route de Varsovie. Elle fait partie des Polonais venus l’acclamer. Il la revoit ensuite à un bal organisé à Varsovie par son ministre Talleyrand. Il faut croire que l’Empereur est déjà suivi par la presse car elle fait état de leur seconde rencontre. La gazette de Varsovie rapporte en effet : « Sa majesté l’Empereur a assisté à un bal chez le ministre des Relations extérieures, le prince de Bénévent, au cours duquel il a invité à une contredanse la femme du chambellan Anastazy Walewski ». Presse ou pas Napoléon est séduit. Dès le jour suivant, il envoie son grand maréchal du palais, Duroc, déposer chez la comtesse un immense bouquet de fleurs accompagné d’un mot de sa main. Napoléon se fait poète : « Je n’ai vu que vous, je n’ai admiré que vous, je ne désire que vous. […] » « N ».
Marie éconduit Duroc, et surtout Napoléon, en ne répondant pas. L’Empereur qui n’est pas homme à se décourager sur un champ de bataille, est tout aussi tenace quand il s’agit d’affaire de cœur. Il reprend la plume et Duroc fait des allers-retours incessants entre l’hôtel de la comtesse et son quartier général. Tant et si bien qu’à la fin, l’affaire ne s’estompe point et finit par attirer l’attention. L’entourage de Marie s’en mêle et, contrairement à ce qu’on pourrait penser, ne désapprouve pas…Le destin a voulu qu’elle soit choisie par l’Empereur, c’est un signe du ciel, elle est là pour aider à sauver la Pologne. Il ne manque que les voix célestes. Après discussion et avec les accords du chef de sa famille, un brillant soldat au service de Napoléon, et du vieux mari, elle finit par répondre aux lettres et accepte de devenir la maîtresse impériale. On la sacrifie donc au salut de la patrie et d’une hypothétique liberté en la jetant dans les bras de Napoléon. Pour Marie, accepter est un acte de courage extrême, de sacrifice patriotique, une manière de continuer à combattre comme elle l’a toujours fait pour son pays.
L’Empereur l’emmène avec lui au Château de Finckenstein, en Prusse. Leurs amours printanières dans ce lointain château resteront dans la mémoire de Napoléon comme un moment unique. Surpris par la résignation et l’attitude désintéressée de la jeune femme, Napoléon sent se transformer en un sentiment profond ce qui n’avait été d’abord qu’un caprice de conquérant. De son côté, Marie, qui n’a connu de l’amour que ce que peut donner un vieillard, découvre sous le masque de l’Empereur, le visage d’un homme seul, écrasé sous le poids des responsabilités et qui pourtant aspire aussi à sa part de bonheur terrestre. Faut-il voir dans l’attachement de Marie une part, inconsciente ou non, de calcul ? Ne l’oublions pas, le sort de son pays est entre les mains de son amant. Le fait est que les deux tourtereaux semblent très épris l’un de l’autre : l’Empereur va même réorganiser son emploi du temps afin de consacrer des moments à cet amour, une chose qu’il n’a plus faite depuis sa liaison avec Joséphine.
Marie accompagne souvent l’Empereur et dans l’intimité de leur couple elle n’oublie jamais sa mission. Dès qu’elle le peut, elle revient sur son sujet de prédilection, la résurrection de la Pologne.
Avec elle Napoléon ne perd jamais patience, il discute et argumente. Pour lui, les Polonais doivent mériter cette renaissance. Leur sort est donc lié au soutien qu’ils lui apporteront dans sa lutte. Ainsi, ils deviendront des alliés fidèles, comme Marie d’ailleurs. Pourtant, tout ce qu’ils auront est un éphémère Grand-Duché de Varsovie qui existera de 1807 à 1815. Après la défaite de la campagne de Russie en 1813, il est occupé par les Russes.
Marie continue quant à elle de suivre Napoléon. À Paris, elle vit retirée, dans un petit hôtel particulier de la rue de la Victoire. Le 4 mai 1810, à 4 heures de l’après-midi, elle met au monde un joli poupon, Alexandre, qui est le fruit de ses amours adultérines avec l’Empereur. Cela n’empêchera pas le brave et vieil Anastazy de Walewski, âgé maintenant de 73 ans et mari en titre, de se déclarer père du petit. L’Histoire ne dit pas s’il le fait pour éviter le ridicule ou toujours par patriotisme polonais. Napoléon, qui n’assiste pas à l’accouchement, apprend la naissance de son fils au cours d’un voyage triomphal dans notre pays avec sa jeune épouse Marie-Louise d’Autriche. Pas radin, il fait envoyer à la maman des dentelles de Bruxelles et 20 000 francs or pour son petit bâtard. La dentelle de Bruxelles est-elle le premier contact de Marie avec notre pays ? Le fait est qu’elle devait y avoir des connaissances car l’année suivante, la jeune femme fait un séjour dans notre célèbre ville d’eau, Spa, en compagnie de sa belle-sœur, la princesse Jablonowska mais aussi de familles parmi les plus célèbres de la noblesse belge comme les de Robiano, les d’Hoogvorst et le comte de Mérode. Une anecdote amusante à ce sujet : alors que tous ignorent la liaison de la comtesse avec le célèbre Corse, de Mérode parle fort librement de l’Empereur et pas toujours dans des termes élogieux. Il sera, paraît-il, très effrayé quand il apprendra plus tard à qui il a exposé ses griefs, mais Marie devait préférer l’amitié à la délation, de Mérode n’eut jamais à regretter ses paroles imprudentes.
Le 5 mai 1812, avant d’aller sceller son destin dans l’immensité glaciale des plaines de la Russie tsariste, Napoléon en présence de Marie, prend toutes les dispositions nécessaires à la garantie de l’avenir du jeune Alexandre. Il lui fait don de 60 fermes situées dans les environs de Naples ainsi que d’une rente. À cela s’ajoutent bien entendu des armoiries en même temps que le titre de comte d’Empire.
Il reste cependant un dernier détail à régler : la séparation de Marie d’avec son vieux mari. Perclus de rhumatismes et de dettes il n’y a plus rien à espérer de lui. De plus, la loi sur la communauté des biens entre époux pourrait le faire profiter de la dotation de l’Empereur. En août 1812, le couple divorce, la situation de maîtresse d’Empereur aidant dans ce genre de dossier. Mais, car il y a souvent un mais, ce divorce ne fait pas pour autant de Marie une femme libre. Son éducation catholique et la tradition l’obligent, par décence, à considérer son vieux chambellan comme mari aussi longtemps qu’il vivra, ce qu’il a tout de même le bon goût de ne faire encore, que pendant deux ans et demi !
Cependant, la fin approche, d’une part par l’Espagne et Wellington qui pénètre une première fois dans Madrid, en août 1812, et d’autre part par la Russie et son terrible général hiver qu’aucune armée n’est encore parvenue à vaincre. Absorbé par les soucis de l’heure, Napoléon n’a plus le temps de voir sa maîtresse qu’il a installée à Paris, rue de la Houssaye avec ses deux fils, son frère Théodore et sa sœur Antonia. Il ne l’oublie toutefois pas puisque dans ces moments angoissants, où son sort est en train de se sceller, il presse encore le trésorier général de s’assurer que tout soit bien effectué concernant le don et la rente du petit Alexandre. Grâce à Napoléon, la comtesse Walewska n’a plus de soucis à se faire, elle et ses enfants sont maintenant à l’abri du besoin.
La suite est connue : la retraite de Russie, la campagne de France, l’abdication et le départ pour l’île d’Elbe en avril 1814… Après l’abdication, Marie accourt à Fontainebleau. La première femme qui ait résisté à l’Empereur tout-puissant est aussi la dernière à l’assister alors qu’il a tout perdu. Ce n’est pas tout, un soir de septembre, une femme et un enfant débarquent à l’île d’Elbe. On attend l’Impératrice et le roi de Rome ; mais c’est encore une fois la comtesse Walewska et son fils. Ils passent deux jours auprès du prisonnier puis reprennent la route pour le continent. Ils ne se reverront plus. Rien n’obligeait Marie à faire tout cela, à lui montrer ces dernières marques d’affection. Alors, est-elle sincère quand, dans ses mémoires, elle écrit que sa liaison avec l’Empereur a été « un sacrifice fait à son pays » ?
Blessé en duel, incarcéré pour propos hostiles au Roi, le général d’Ornano, cousin éloigné de Napoléon et général d’Empire dont le nom est inscrit sur l’Arc de Triomphe, se réfugie à Bruxelles en janvier 1816. Il y retrouve Marie, exilée elle aussi, et veuve à 26 ans suite au décès de son mari, le comte Walewski. Depuis longtemps, Ornano éprouve une attirance pour la jeune Polonaise. Le 7 septembre 1816, l’archiprêtre de Sainte-Gudule les unit en présence du notaire Dupré et de son clerc. Les exilés n’ont pas obtenu l’autorisation de résider dans la capitale ; ils quittent la ville et vont s’installer à Liège au pied de la colline de Cointe, dans le quartier de Fragnée qui, à l’époque, est encore un quartier synonyme de campagne.
La maison, de style Empire, est récente et ses dix-sept fenêtres ainsi que son vaste balcon de fer donnent sur la Meuse et les clochers de la ville. Son bâtiment principal avec deux corps de logis comprend tout le confort de l’époque dont un salon de musique. Un escalier majestueux donne sur l’unique étage. Un haut toit d’ardoise coiffe le tout. Les registres de la population permettent de revoir un peu la vie de la demeure. Outre la nouvelle famille un cuisinier polonais, trois domestiques français et trois servantes wallonnes travaillent pour eux.
À cette époque à Liège, il y a beaucoup de conventionnels et de proscrits : d’anciens officiers de Bonaparte ayant refusé de se mettre au service du Roi. Ni le général, ni Marie ne semblent avoir cherché à les fréquenter. Marie préfère de loin la musique dans son salon aux discussions politiques et l’ancien soldat doit se contenter de rêver aux campagnes passées, sans imaginer que l’histoire puisse repasser les plats. Leurs amis les plus proches sont le notaire Parmentier dont l’étude se trouve place aux Chevaux, et le Dr Ansiaux, le fondateur de la faculté de Médecine.
En janvier 1817, Marie enceinte, décide d’aller jusqu’en Pologne pour y régler certaines affaires, revoir son fils Antoine, né de son premier mariage et consulter un médecin réputé, le Dr Ciekierski. Sa santé n’est pas très bonne et la perspective d’une nouvelle naissance inquiète tout le monde. Effectivement les nouvelles ne sont pas réjouissantes car le docteur diagnostique une toxémie aiguë, une maladie des reins survenant pendant la grossesse. Elle rentre malgré tout à Liège. Le 10 juin, le comte d’Ornano déclare à l’état civil l’arrivée d’un petit Rodolphe, né la veille. Très faible, la jeune mère tente de surmonter la maladie en se reposant dans la maison de Fragnée. Elle passe l’été, étendue sur une chaise longue dans le jardin. Elle en profite pour dicter à son secrétaire, ce qui est supposé être ses Mémoires. C’est à Liège que Marie verra l’été pour la dernière fois. Le célèbre docteur français Corvisart, appelé en consultation, est pessimiste. Entre-temps, le général reçoit l’autorisation de rentrer en France. Il y ramène sa famille en novembre, par petites étapes, pour ne pas fatiguer la malade. Le 30, ils arrivent enfin à Paris.
Onze jours plus tard, à 7 heures du soir, le 11 décembre 1817, le cœur de Marie Walewska cesse de battre. Elle s’éteint dans les bras de son mari. Elle avait eu à peine la force de fêter son 31e anniversaire quatre jours plus tôt. Dans son testament, Marie veut que son cœur reste en France mais que son corps soit transporté en Pologne, dans le caveau familial de Kiernozia, ce qui fut fait quatre mois plus tard. Jusqu’à ce qu’il la rejoigne dans la mort, le comte d’Ornano gardera dans son bureau l’urne contenant le cœur de Marie. À son décès elle est placée avec lui dans le caveau familial avec la simple inscription : « Marie Laczynska, comtesse d’Ornano ». Ils reposent encore aujourd’hui, tous deux, au cimetière du Père-Lachaise.
Avant de mourir, le général d’Ornano est devenu sénateur, gouverneur des Invalides, grand chancelier de la Légion d’honneur. Leur fils Rodolphe est préfet, député, maître des cérémonies à la Cour de Napoléon III. Le fils de Marie et Napoléon se bat en 1831, comme sa mère, pour la cause de l’indépendance polonaise, puis se fait naturaliser français. Il est officier dans l’armée française et même capitaine dans la Légion étrangère. Louis-Napoléon Bonaparte le nomme ambassadeur puis ministre des Affaires étrangères et enfin ministre d’État. Il est aussi élu député dans les Landes. Comme son père, il a eu un fils naturel qu’il reconnaît et par qui Napoléon a encore des descendants directs aujourd’hui. Alexandre comme sa mère repose au cimetière du Père-Lachaise.
Après les Ornano, la maison liégeoise qui abrita le dernier amour de Napoléon devint la propriété d’un baron. Puis le progrès aidant, le chemin de fer fut construit au bas du jardin, et la gare des Guillemins finit par enlever au paysage tout ce qu’il pouvait encore avoir de campagnard. Mais la propriété est encore là lors de la Seconde Guerre mondiale quand les V1 allemands la détruisent en partie. Les autorités communales songent un temps à la restaurer pour en faire un musée mais ne trouvent pas les fonds nécessaires. Avec cette maison qui s’en est allée pierre par pierre, s’est évanoui chez nous le souvenir de celle qui fut l’ « épouse polonaise » de l’Empereur.