Nous avons tous été enfant et désigné un jour pour être le « chat », la « puce », la « tague » ou « celui qui a la peste ». Tous nous avons donc dû courir après les autres joueurs jusqu’à en toucher un qui prenne alors notre place après notre cri de victoire, différent suivant les régions : « Touché ! », « Chat ! » ou « T’y es ! ».
Ce jeu basique connaît un nombre incalculable de variantes. L’une d’elles consiste à bander les yeux du chasseur et à tourner autour de lui, sans, bien entendu, trop s’éloigner tout en évitant de se faire toucher. Si le chasseur réussit à toucher un autre joueur, celui-ci s’immobilise et laisse le chasseur lui palper le visage. Si le chasseur réussit à reconnaître la personne au toucher, alors celle-ci prend la place du chasseur. Prudents, et parce que l’un des joueurs a les yeux bandés, nous avons toujours organisé ces jeux dans un espace sans obstacles, pour que le joueur aveugle ne se fasse pas mal. Une vieille coutume veut qu’en cas de rencontre avec un obstacle le chasseur aveugle soit averti avec un cri d’alerte : « Gare le pot au noir » ou « Gare le pot à la graisse ». Mais pourquoi les enfants, pourtant habitués au jeu du chasseur depuis fort longtemps – depuis que dans des cavernes ou au bord d’une hutte ils se préparaient à leur future activité de chasseur ou de défenseur du clan – ont-il pensé à faire de même mais en empêchant le chasseur d’y voir quelque chose ?
« Le Colin-Maillard » de Jean-Honoré Fragonard
Il faut remonter à plus de 1 000 ans, au confluent de la Meuse et d’un petit ruisseau de ses affluents, la Légia. C’est là que Lambert, évêque de Tongres, est assassiné au début du VIIIe siècle. Depuis ce sinistre méfait, à cet endroit légèrement surélevé qui protège des crues du fleuve et qui est aujourd’hui la fameuse place Saint-Lambert, les pèlerins affluent pour rendre hommage à l’évêque sur les lieux de son martyr. Ils sont tellement nombreux qu’Hubert, le successeur de Lambert, décide d’y transférer la capitale du diocèse qui se trouvait avant à Maastricht. Le petit bourg se peuple de nombreux religieux suivis par des commerçants et des artisans.
En 972, Notger, le nouvel évêque, arrive de son Allemagne natale. Selon les textes antiques, « Liège doit Notger au Christ et le reste à Notger ». Avec lui, en effet, Liège n’est plus seulement la capitale d’un diocèse mais aussi celle d’un État, d’une Principauté, qui, bien que faisant partie du Saint-Empire romain germanique, va décider de son sort en toute indépendance pendant plus de huit cents ans, avec à sa tête un prince-évêque qui détient à la fois le pouvoir religieux et le pouvoir civil. À son apogée, la Principauté comprendra presque un tiers de la Wallonie actuelle avec des terres dans le Limbourg flamand et hollandais ainsi que dans les Ardennes françaises.
Pour développer et garder cette liberté, les Liégeois ont mené de nombreuses guerres. Leurs huit cents années d’indépendance ne sont que le récit de luttes incessantes plus âpres les unes que les autres. Vers l’an mil, Liège est devenue un des centres culturels les plus importants de l’Europe occidentale, une Athènes du Nord, statut que ne lui ravira Paris que deux siècles plus tard. En 1000, c’est Liège qui possède les écoles les plus renommées du monde chrétien. La Principauté désireuse de s’agrandir, réussit souvent à se faire octroyer des terres.
L'empereur Otton III
Vers 988, l’empereur Otton III confirme l’attribution aux princes-évêques de Liège du Brunengeruz ou Brugeron, un ancien comté appelé aussi comté de Hoegaarden qui s’étend de Tirlemont jusqu’aux portes de Louvain. Liège l’avait reçu d’Alpaïde, l’épouse de Godefroy de Basse-Lotharingie qui l’avait légué à l’église Saint-Lambert. Tout se passe bien jusqu’au jour où le nouveau prince-évêque Baldéric II décide de faire construire une forteresse à Hoegaarden, sur la limite extrême de ce territoire. Lambert Ier de Louvain, dit le Barbu, ne veut pas de cette forteresse aux portes de son domaine et décide donc de s’y opposer ce qui entraine une guerre et la bataille de Hoegaarden le 10 octobre 1013. Les forces liégeoises y sont écrasées et le Brunengeruz passe sous la suzeraineté de Louvain.
C’est au cours de cette bataille que dans l’armée liégeoise s’illustre un chevalier Hutois d’une taille imposante et portant le nom de Johan Coley. Il est si impressionnant quand on le voit de loin décimer à grands coups de maillet les ennemis de l’évêque qu’on finit par le surnommer Johan Coley Maillard, du nom du fameux maillet redouté. Ce jour-là, le sort des armes lui étant moins favorable, il a les yeux crevés. De retour au camp, il ne veut pas pour autant arrêter le combat. Il se fait panser les yeux d’un bandeau sommaire et exige que deux valets le reconduisent de suite sur le champ de bataille. Personne n’ose s’opposer à ce curieux désir. On voit donc notre Colin-Maillard continuer de se battre, sa masse d’arme tournoyant et frappant au hasard dans les rangs de ses ennemis.
Pareil exploit a marqué les esprits pour longtemps et ce forfait remarquable et guerrier a donné l’envie aux petits garçons de faire la même chose. Les filles voulant aussi jouer, on peut penser que le jeu s’assagit pour devenir celui que nous connaissons de nos jours et auquel jouent les enfants du monde entier sans savoir qu’ils rendent hommage à un valeureux chevalier liégeois.