Belgique - Congo par les airs fut possible grâce à Edmond Thieffry et... au roi Albert
En 1924, la Sabena conçoit le projet d’établir un réseau aérien dans la colonie. Six avions trimoteurs Handley Page vont être expédiés en caisses à bord des steamers de la Compagnie maritime belge.
Edmond Thieffry est un de nos as de la Première Guerre mondiale avec dix victoires homologuées. Il est aussi le premier à survoler Bruxelles occupée pour y jeter quatre drapeaux, deux au centre-ville, un sur le Collège Saint-Michel et le dernier audessus de la maison de sa fiancée à Etterbeek. Emprisonné par les Allemands, il a effectué six tentatives d’évasion. Pour lui, c’est « le moment d’essayer de vivre encore une belle émotion sportive tout en servant le pays ».
Il demande officiellement à la Sabena de mettre un de ses appareils à sa disposition pour tenter de le mener par la voie des airs à la base africaine de Léopoldville. Ce projet reçoit l’appui du roi Albert et des responsables de la Sabena ainsi que du général Van Crombrugge, directeur de l’administration de l’Aéronautique. Cependant, devant le risque trop élevé que représente la traversée du continent africain, aucune compagnie d’assurances ne veut prendre la responsabilité de couvrir l’avion. Le projet est donc mort-né. Si ce n’est que devant la carence des sociétés d’assurances, et pour débloquer la situation, c’est le roi Albert lui-même, par l’intermédiaire du gouvernement belge, qui se porte assureur de l’appareil. Cette décision est entérinée par décision du conseil des ministres du 12 janvier 1925. Il reste maintenant à la mettre en application.
La mission consiste donc à amener l’avion à Léopoldville et, en cours de route, à noter toutes les observations concernant les possibilités d’une liaison aérienne sur l’itinéraire choisi. Edmond est le chef de « l’expédition ». Il est accompagné de deux membres d’équipage recommandés par la Sabena. Il s’agit du pilote Léopold Roger qui a signé un contrat de deux ans avec Sabena-Congo et de Jef De Bruycker, l’infatigable et chevronné mécanicien. La date du départ est fixée vers la mi-février de façon à se soustraire aux tempêtes de sable fort courantes entre les mois de mars et de novembre.
L’autorisation de survol des colonies françaises est obtenue grâce aux excellentes relations de Thieffry avec Paris. Par ailleurs, il reçoit toute la collaboration des militaires qui préparent au même moment une expédition du même type vers le Tchad et Bangui. Grâce aux préparatifs de cette mission, la route Belgique-Congo est jalonnée d’aérodromes et de terrains de secours.
Ces renseignements et l’assurance de pouvoir disposer en route des ravitaillements en huile et carburant prévus pour le raid français ouvrent subitement des perspectives inespérées de réussite. Il est même question de naviguer ensemble vers le Congo.
Malheureusement, l’avant-veille du départ, Thieffry reçoit un télégramme de Niamey avec l’annonce d’un très grave accident qui a « brisé les ailes de ses vaillants et chevaleresques amis ». Le « Princesse Marie-José » - le souverain a accepté que sa fille procède au baptême de l’avion - sera donc seul pour effectuer la traversée du désert vers la colonie. Le 12 février 1925, c’est le départ d’Evere vers la Côte d’Or, en présence des plus hautes autorités du pays et d’une foule nombreuse. Châtillon, Dijon, Lyon, Perpignan sont les escales des deux premiers jours. Puis c’est le survol des côtes espagnoles avec escales à Barcelone, Valence et Alicante. C’est enfin, avant d’arriver à Oran, la traversée de la Méditerranée qui va leur offrir « le spectacle d’un miroir scintillant jusqu’au fond de l’horizon ».
Le « Princesse Marie-José » survole la chaîne du Moyen Atlas, arrive sur le grand plateau et atterrit finalement dans la vaste plaine saharienne. Après le passage des Monts Kaour, chaînon du Grand Atlas avec des pics de plus de 2 000 mètres, la voie de chemin de fer les guide à la grande oasis de Colomb-Béchar, où ils atterrissent le 17 février. Ensuite, un chapelet d’oasis dans la vallée de Saoura les conduit aux falaises de rocs appelés Tanezrouft et aux dunes du Grand Erg. Le point de ravitaillement est un puits auquel doit les conduire la piste des autochenilles. Mais elle finit par disparaître et une tempête de sable s’annonce à l’horizon. Edmond Thieffry décide alors de poser son avion. Après une nuit passée à la belle étoile, notre équipage est tout heureux d’être repéré par des méharistes qui vont pouvoir leur indiquer l’emplacement du puits d’Ouallen.
Après une deuxième nuit passée dans le désert en compagnie cette fois de leurs hôtes particulièrement serviables, l’avion repart le 22 février pour Gao, au Soudan français (actuellement le Mali). Dans la matinée du 25, il quitte Gao à destination de Niamey… Ils atterrissent toutefois sur un aérodrome qui ne figure nulle part sur la carte, à une centaine de kilomètres de leur destination, au grand plaisir de son responsable, l’adjoint principal des services civils. Ce dernier s’empresse de leur expliquer la raison de leur méprise : il a créé cet aérodrome de sa propre initiative. Après les avoir invités à déjeuner, il les accompagne à l’aérodrome de Niamey.
On se souviendra que c’est à Niamey que l’équipage français s’est gravement « crashé » quelques jours avant le départ de Thieffry. En approche finale de l’atterrissage, les débris du « Jean Casale » sont encore bien visibles. L’émotion est grande lorsque Thieffry rencontre les trois survivants de l’accident. Comme il le précise dans l’ouvrage qu’il va rédiger après le succès de son exploit : « Jusque très tard, la majestueuse nuit du Niger va retentir des accents de la franche gaieté gauloise ». Malgré quelques problèmes de fluidité d’huile lors d’une vidange, l’avion s’envole le 1er mars à destination de Zinder. Après quelques heures, la navigation devient de plus en plus difficile : tous les repères (pistes, poteaux télégraphiques…) ont quasiment disparu. Le moteur droit commençant subitement à vibrer, Thieffry estime plus prudent de se poser. Léopold Roger démontre une fois de plus toute son adresse et atterrit dans un champ de mil, à proximité d’un village qu’ils identifient comme étant Tessaoua. Jef De Bruycker découvre rapidement la cause du mal : les hélices, construites en bois, sont actionnées par l’intermédiaire de moyeux en acier. Or la chaleur produit sur ces trois matériaux des effets contraires. Cela lui prend toutefois quelques heures pour y remédier. Cette période est mise à profit par les autochtones pour défricher le champ de mil sur quelques 500 mètres, question de faciliter le décollage. Mais la nuit tombe rapidement sous cette latitude et le départ est reporté au lendemain.
L’escale de Zinder permet à notre équipage de faire un entretien plus poussé du « Princesse Marie-José ».
Le 5 mars, c’est un avion tout fringant qui décolle en direction de Fort-Lamy, au sud du lac Tchad. Malgré l’heure matinale, le « Tout Zinder » au grand complet est présent. L’équipage est conscient de la difficulté qui les attend. En effet, les cartes sont de plus en plus imprécises. En fait, il s’agit de vagues croquis qui ne permettent pas vraiment de s’orienter. Après plusieurs heures de vol effectuées au cap dans des conditions de visibilité particulièrement mauvaises, Thieffry découvre une rivière qu’il estime être le Chari. Mais, à son grand étonnement, il n’y a pas de Fort-Lamy en vue. Après encore une heure et demie de vol, ils prennent la décision de se poser une nouvelle fois en campagne. Roger réussit un atterrissage en douceur « sur un sol dur et raboteux », à une centaine de mètres de quelques huttes, cela sous une chaleur torride.
Thieffry parvient à identifier leur position grâce aux renseignements fournis par les indigènes. Le « Princesse Marie-José » s’est posé à 250 km de Fort-Lamy, le long du fleuve Logone, un affluent dont le cours est parallèle à celui du Chari. Une légère déviation de la boussole sur un millier de kilomètres a suffi pour les écarter de la bonne route. Comme ils n’ont plus assez de carburant pour rejoindre Fort-Lamy, Thieffry décide de se rapprocher du fleuve Chari distant d’une centaine de kilomètres à l’est. Roger réussit à nouveau à trouver un champ de mil et à poser l’avion sans le moindre dégât.
Débute alors une épopée qu’il serait trop long de relater en détail, d’autant plus qu’elle s’écarte des aspects aéronautiques de la mission (trajet en pirogue, à cheval…). En fait, l’avion peut repartir finalement le 12 mars, à destination de Fort-Archambault, grâce à l’aide fournie par le gouverneur de Fort-Lamy qui n’hésitera pas à affréter un bateau à vapeur pour leur amener le carburant nécessaire à la poursuite de leur mission. Ils n’ont malheureusement pas d’hélice de réserve. Thieffry suppose que les autres Handley Page et leurs pièces de rechange sont bien arrivés à Léopoldville et décide de risquer un dernier vol vers Bangui. En fait, ils n’ont guère le choix, vu que les moyens de locomotion entre Léopoldville et Fort-Archambault n’existent pratiquement pas, tandis que le poste de Bangui se trouve en relations fluviales directes avec Léopoldville. Le 14 mars, après avoir télégraphié à la Sabena une demande d’envoi d’hélice à Bangui, Thieffry et ses compagnons poursuivent leur raid vers cette destination.
Au cours de cette liaison qui doit être l’avant-dernière avant Léopoldville, le « Princesse Marie-José » longe Bangui, ce qui permet à nos pionniers de découvrir un premier coin de terre belge. La liaison de la Belgique à sa colonie, par air, est devenue réalité. L’accueil à Bangui est on ne peut plus chaleureux. Tous sont conscients de l’exploit que nos trois pionniers sont en train de réaliser. Il leur reste à attendre l’hélice en provenance de Léopoldville. Il faudra quinze jours au vapeur postal pour remonter le fleuve Congo puis l’Oubangui. La nouvelle hélice est installée en 48 heures avec l’aide du chef menuisier de la Sabena qui a tenu à accompagner le matériel de réparation. Ce dernier, du nom de Mestdagh, en a également profité pour réparer les dégâts provoqués par des intempéries particulièrement violentes.
Le départ pour la dernière étape est prévu le 2 avril. Pendant les quinze jours d’immobilisation de l’avion, la piste de la plaine a été doublée de longueur et mesure maintenant environ 1 200 mètres. L’administrateur belge a traversé le fleuve de nuit en pirogue pour assister à l’événement. Le gouverneur et ses administrés sont également présents. L’avion roule longuement sur un sol détrempé par une récente tornade : « La morsure de l’air sur nos ailes arrache nos roues à la glèbe et nous passons de justesse au-dessus de la cime des arbres ».
Mais notre équipage n’est pas encore au bout de ses peines. Une météorologie capricieuse, pluie et plafond de nuages bas, ainsi qu’un moteur central récalcitrant obligent Thieffry à prendre une dernière décision de déroutement sur l’aérodrome d’Irebu. Après quelques hésitations au niveau de la navigation, le poste d’Irebu apparaît dans les frondaisons de la forêt. Alerté par les bruits de l’avion, le responsable de poste a fait allumer deux feux de bois. Roger obtient ainsi une indication du vent et se pose à la perfection sur le sol de la colonie. Si le problème moteur est rapidement résolu (déréglage du carburateur), la piste doit être une fois de plus un peu allongée. C’est un prétexte suffisant pour que le major Mamet puisse obliger ses hôtes à passer leur première nuit dans la colonie à Irebu.
Le lendemain, c’est l’aboutissement de cinquante et un jours d’aventures. Le « Princesse Marie-José » pose fièrement ses roues sur la plaine de Léopoldville. La première liaison entre la Belgique et sa colonie devient une réalité.
Préface rédigée par Sa Majesté le Roi Albert I au récit qu’Edmond Thieffry publie en 1926.
Préface
De S.M. le Roi des Belges
Dans son livre, le lieutenant Thieffry présente au public le récit détaillé du raid, qu’avec l’excellent pilote Roger et l’habile mécanicien De Bruycker, il a accompli, il y a un an, de Bruxelles à Léopoldville.
Le lieutenant Thieffry est un pionnier ; c’est lui qui le premier a conçu et réalisé la jonction aérienne entre la Belgique et sa colonie. Sa ténacité a eu raison de toutes les difficultés d’organisation de l’expédition dont sa vaillance et celle de ses compagnons ont assuré le succès.
Pendant la guerre, le lieutenant Thieffry fut un des meilleurs aviateurs du front allié ; avec l’audace qui lui était habituelle, il remporta, dans le ciel des Flandres, un grand nombre de victoires incontestées qui contribuèrent à porter très haut la réputation de l’aviation belge.
En mettant, sept ans après, à l’actif de la Belgique, un exploit aussi remarquable, il a prouvé qu’il n’avait rien perdu des incomparables qualités qui faisaient notre admiration sur l’Yser.
Ce sont là des titres qui donnent de l’autorité à l’auteur.
Sous sa plume, les différentes péripéties de ce long et périlleux voyage : la traversée du Sahara, de la région du lac Tchad, de la forêt équatoriale, son arrivée triomphale au Stanley Pool revêtent un caractère vraiment attachant.
Aussi ce livre mérite d’être lu par tous les Belges ; ils y puiseront une utile leçon de géographie, la jeunesse s’enthousiasmera de cet exemple de la force que confère la confiance en soi servie par une inflexible volonté. Personne ne lira ces pages sans un sentiment de fierté et de foi dans l’avenir en constatant qu’il se trouve toujours dans notre pays des hommes ayant les aptitudes nécessaires pour mener à bien les entreprises les plus nouvelles et les plus difficiles.
Albert
12 février 1926
Le 11 avril 1929, Edmond Thieffry trouve la mort lorsque son avion s’écrase pendant une mission sur les bords du lac Tanganyika.
À Bruxelles, une rue et une station de métro portent son nom.