Alexandra David-Néel : la première femme qui pénétra dans Lhassa

Alexandra David-Néel : l’enfance bruxelloise de la première femme qui pénétra dans Lhassa

Louise, Eugénie, Alexandrine, Marie David…

La jeune femme choisit assez tôt le pseudonyme d’Alexandra. Elle est née aux portes de Paris, à Saint-Mandé, le 24 octobre 1868, unique fruit d’un mariage triste et sans amour entre un français et une belge.

Le père d’Alexandra, Louis David, cousin du peintre de l’Empire, est instituteur puis journaliste. Protestant et anarchiste, il se rebelle contre l’autorité en place. Il ne manque pas d’attirer l’attention des sbires de Napoléon III sur lui d’autant plus qu’il est devenu un proche de Victor Hugo. C’est d’ailleurs avec ce dernier qu’en janvier 1852 il part en exil en Belgique. Là, afin de se distraire et de gagner sa vie, il donne des cours de français aux deux fils du bourgmestre de Louvain ; ceux-ci lui présentent leur sœur qu’il épouse en 1854. Fille adoptive du bourgmestre, Alexandrine Borkmann était née à Bruxelles le 30 janvier 1832. Il est amusant de noter que son père avait, du côté maternel, des origines sibériennes.

Toute sa vie Alexandra mettra en avant cette ascendance asiatique : elle aime parler du sang mongol qui coule dans ses veines. Elle explique ainsi son attirance irrésistible pour le lointain Extrême-Orient et son penchant pour le nomadisme.

La mère d’Alexandra, belge et fervente catholique, désire avoir un fils afin qu’il devienne évêque. Déçue par la naissance de sa fille qui contrecarre ses plans, elle n’a jamais montré de signes d’affection ou de marques de tendresse à la jeune Alexandra. Cette dernière est loin d’être heureuse lors de la naissance, cinq ans plus tard, d’un petit frère, et est visiblement soulagée quand il meurt six mois après.

Les démons du voyage et de l’aventure assaillent Alexandra très tôt et la jeune fille, fière et éprise de liberté, pratique l’art de la fugue jusqu’à sa majorité. Elle fait sa première escapade à l’âge de… 2 ans, la suivante à… 5 !

Alexandra David-Néel en 1886

Sa mère, par contre, est désespérée : alors qu’ils peuvent rentrer en France, elle veut retourner vivre près de sa famille. Comme en même temps la situation politique redevient dangereuse pour son père, ses parents décident de repartir pour Bruxelles. Le jour avant le déménagement, Alexandra s’échappe lors d’une promenade dans le bois de Vincennes et on doit organiser des recherches officielles pour la retrouver.

Elle a six ans, lorsque sa famille déménage à Ixelles. C’est donc en Belgique qu’elle passe une grande partie de sa jeunesse, qui ne sera pas très gaie. Alexandra qui adore son père mais déteste sa mère, essaie d’échapper à son environnement bourgeois. À l’âge de quinze ans elle profite de l’absence de ses parents pour partir toute seule en Angleterre, en passant par les Pays-Bas. Elle revient lorsqu’elle n’a plus d’argent. À dix-sept ans, elle repart toute seule en excursion, cette fois-ci dans les Alpes et vers les lacs italiens. Sa mère en a assez, et l’oblige à travailler dans le magasin familial pour vendre des tissus et des vêtements de femme. Heureusement, sa belle voix lui permet de suivre des leçons de chant au conservatoire, où elle gagne un premier prix pour sa voix de soprano. En 1888, elle a la possibilité d’étudier à Londres.

À la suite de ce séjour, elle commence à étudier sérieusement les philosophies orientales tout en se familiarisant avec la langue anglaise. Le 24 octobre 1889, elle atteint la majorité et s’installe à Paris à la société Théosophique. Fascinée par le mystère des choses et des êtres, elle fréquente diverses sociétés secrètes dont la Franc-maçonnerie, mais en sort rapidement tout en cherchant sa propre vérité.

Alexandra milite aussi farouchement pour la condition féminine et publie à cette époque des écrits virulents. En 1899, elle rédige un traité anarchiste. Les éditeurs, épouvantés, en refusent la publication, surtout qu’il est écrit par une femme si fière qu’elle ne supporte aucun abus de l’État, de l’armée, de l’Église ou de la finance. C’est Jean Haustont, un compositeur avec qui elle vit en union libre, qui éditera le pamphlet qui passera quasiment inaperçu. Ils écrivent aussi un opéra, Lydia, qui ne sera jamais monté.

Elle entreprend parallèlement des études en auditeur libre à la Sorbonne et au Collège de France. Elle hante le musée Guimet, lieu qui lui inspire, selon elle, sa vocation d’orientaliste. Elle devient l’une des premières femmes bouddhistes de France et… le restera toute sa vie !

Sa famille ayant effectué de mauvais placements financiers, Alexandra gagne sa vie comme chanteuse lyrique pendant presque huit ans. Elle interprète avec succès Marguerite dans Faust, Manon de Massenet et Carmen de Bizet sur les scènes d’Europe et d’Asie.

Délaissant cette carrière qu’elle n’aime pas, elle rencontre à Tunis, en 1900, Philippe Néel de Saint-Sauveur, séduisant ingénieur qu’elle épouse en 1904, à l’âge de 36 ans. Ce dernier comprend vite qu’Alexandra n’est pas faite pour tenir le rôle de femme au foyer. Il l’emmène faire quelques voyages qui ne lui suffisent pas.

En août 1911, Alexandra quitte une vie qui l’étouffe et part aux Indes, subventionnée par trois ministères français pour 18 mois d’études : elle y restera 14 ans… et son mari ne la reverra qu’en… 1925.

Alexandra David-Néel au Tibet en 1933

Des Indes, elle passe au Népal en 1912. Pour ce pèlerinage aux sources du bouddhisme, le maharaja lui apporte son aide en lui prêtant une caravane d’éléphants et une chaise à porteurs.

Elle poursuit son voyage par le Sikkim, petit pays himalayen au sud du Tibet, et se lie d’amitié avec Sidkéong, le souverain. Celui-ci lui met à disposition un jeune moine de 14 ans, Aphur Yongden : il deviendra son fils adoptif.

Elle s’exerce ensuite à la rude pratique des yogis dans une caverne à 4 000 mètres d’altitude, et cela durant deux ans et demi. Elle y reçoit les enseignements d’un gomchen, un yogi ayant atteint un haut degré de spiritualité.

Expulsée du Sikkim par les autorités britanniques, elle se rend au Japon – qu’elle trouve joli, mais trop peuplé – où elle rencontre Ekai Kawaguchi, un moine philosophe. Il lui apprend qu’il a pu demeurer 18 mois à Lhassa, déguisé en moine chinois, ce qui donne des idées à Alexandra.

Après un bref séjour en Corée, Alexandra et Yongden prennent le train pour Pékin. En Chine, elle rencontre des érudits tibétains dont elle parle la langue.

Accompagnés d’un lama excentrique, ils traversent ensuite toute la Chine, visitent le Gobi, la Mongolie pour aboutir à Kumbum, un immense monastère au nord-ouest du Tibet.

Début 1921, après 2 ans et demi d’études, elle plie bagage et, toujours accompagnée de Yongden, franchit la frontière tibétaine afin de rejoindre Lhassa, la capitale mythique, terre des divinités, interdite aux étrangers.

Démasquée et refoulée plusieurs fois durant trois ans, Alexandra se déguise en mendiante et, bâton de pèlerin en main, parcourt des milliers de kilomètres dans des conditions très difficiles.

Les deux aventuriers arrivent à Lhassa, épuisés, en 1924. Alexandra a alors 56 ans.

Son exploit est décrit dans les journaux du monde entier, ce qui lui apporte la gloire et lui permet, en 1928, d’acheter, à Digne Samten Dzong, sa forteresse de méditation où elle écrira une grande partie de son œuvre. Yongden devient aussi légalement son fils adoptif.

Elle s’empresse d’agrandir Samten Dzong pour y conserver ses nombreuses malles et ses 500 manuscrits tibétains. Alexandra est séduite par ces Préalpes qu’elle appelle « les Himalayas pour Lilliputiens ». Après 9 années de travail intensif, faites d’écriture et de conférences, Alexandra repart pour la Chine en 1937. Elle a 69 ans.

Munie d’appareils photographiques perfectionnés, elle ne part que…pour quelques mois.

Mais la guerre sino-japonaise éclate, puis la guerre civile en Chine et en 39, la Seconde Guerre mondiale. Elle et son fils resteront bloqués pendant 9 ans, ce qui ne l’empêchera pas de travailler malgré les conditions épouvantables (bombardements, froid de canard, famine, épidémies…).

Octobre 1946 et l’arrêt des hostilités marquent la fin de 25 années d’explorations et le retour en Occident. Alexandra et son fils reprennent leurs travaux et publient une dizaine d’ouvrages. À 82 ans, elle donne encore des conférences au lac d’Allos, à 2 240 mètres d’altitude et…en plein hiver !

En novembre 1955, son fils chéri, son petit morceau d’Asie qu’elle a ramené avec elle, décède brutalement. Pendant 4 ans, Alexandra erre d’hôtel en hôtel jusqu’en 1959 et sa rencontre avec Marie-Madeleine Peyronnet. C’est une visite de courtoisie qui ne devait durer qu’une heure et qui se prolongera finalement… 10 ans.

Alexandra fête alors son centième anniversaire entourée de personnalités, ce qui ne lui plaît pas. Six mois plus tard, elle stupéfie le préfet des Basses-Alpes en faisant renouveler son passeport : elle projette de retourner en Asie et d’effectuer un tour du monde en 4 cv, avec son amie comme… chauffeur !

Quasiment paralysée et souffrant énormément de rhumatismes, elle continue avec acharnement son travail d’écriture, parfois 18 heures par jour.

Marie-Madeleine Peyronnet lui ferme les yeux en septembre 1969. Alexandra s’éteint paisiblement, quelques jours avant ses 101 ans. Ses cendres et celles de Yongden sont immergées dans le Gange à Bénarès le 28 février 1973, par Marie-Madeleine Peyronnet.

Le fleuve sacré aura refermé le livre de la longue vie d’Alexandra David-Néel.

Retour en haut