Les Gaulois et les serfs mangeaient accroupis. Les tables n’apparurent qu’à la fin du Moyen Âge et seulement dans les châteaux. Elles étaient dressées temporairement sur des tréteaux, d’où l’expression dresser la table. Toutefois, certaines étaient à pieds fixes. Les salles à manger permanentes n’existent pas avant le XVIIIe siècle.
Avant chaque repas, des serviteurs versaient sur les doigts des convives un filet d’eau tiède où avaient macéré des herbes aromatiques. Plusieurs fois pendant le repas, ils leur présentaient des coupes d’eau dans lesquelles ils se rinçaient les mains. On s’asseyait sur des bancs – d’où le nom de banquet – et d’un seul côté des tables, disposées en T, en U, ou le long des quatre murs de la salle, de manière à ne rien perdre des spectacles – ou entremets – qui se déroulaient au milieu, entre les différents services. Ceux-ci consistaient en plats légers servis pendant des délassements du même nom auxquels se livraient jongleurs, musiciens, dresseurs d’animaux savants… Les comtes Guillaume Ier et Guillaume II entretenaient une cour brillante au château de Namur. Les festins, dans les salles décorées de magnifiques tapisseries, y étaient fastueux. Les manières étaient devenues plus délicates. Ainsi, les gentilshommes ne saisissaient plus un cuissot de sanglier à pleine main, mais délicatement avec les doigts. Les personnes raffinées tâchaient de retirer habilement des morceaux de viande des plats avec trois doigts pour les offrir à leurs voisins ou voisines. Ils ne les essuyaient plus sur le pourpoint du voisin ou la robe de la voisine, mais sur leurs propres hauts-de-chausses, ou encore sur les serviettes et les nappes blanches, apparues au XIVe siècle. Ces dernières étaient parsemées de fleurs fraîches.
Le maître-queux contrôlait la cuisine, tenant à la main une grande cuillère de bois, qui lui servait aussi bien à goûter les mets qu’à frapper les membres du personnel qui ne se conduisaient pas correctement.
Les serviteurs des nantis posaient sur la table les plats couverts, pour que les aliments ne refroidissent pas, d’où l’expression « mettre le couvert ». La vaisselle était rudimentaire. Pour boire, elle se réduisait généralement à un récipient pour deux : le bol, l’écuelle, le gobelet (timbale cylindrique en métal), ainsi qu’une coupe proche de nos verres. Les convives mangeaient dans des écuelles de bois ou de terre, servant d’habitude à plusieurs personnes. Pour servir, on utilisait des plats ronds ou oblongs, en cuivre ou en étain. Comme l’assiette individuelle n’existait pas – elle ne se généralisera pas avant le XVIIIe siècle –, la viande et d’autres mets étaient presque toujours servis sur un tranchoir, c’est-à-dire une tranche de grand pain bis rassis, déposée sur une plaque généralement en bois. Le couvert se limitait encore presque exclusivement au couteau, le plus souvent à la pointe recourbée, comme nos couteaux à fromage. Il ne servait pas seulement à couper, mais aussi à piquer les aliments dans les plats et à les porter à la bouche. Comme c’était un objet personnel que les invités apportaient avec eux, il pouvait y en avoir autant de modèles que de convives.
Les riches seigneurs et invités de marque avaient à leur disposition des serviteurs qui se chargeaient de découper la viande : les écuyers tranchants. Quant aux cuillères, et plus encore les fourchettes, elles étaient rares. Ces petites fourches destinées à la table firent leur apparition en Toscane au XIe siècle, mais furent fort mal accueillies. Le clergé en condamna aussitôt l’usage, sous prétexte que seuls les doigts humains, créés par Dieu, avaient le privilège de saisir ses dons. On continua pourtant à fabriquer sur commande des petites fourches d’or et d’argent destinées à l’usage exclusif des riches Toscans. Au XIVe siècle, les fourchettes étaient encore des sortes de bijoux que les princes se faisaient présenter sur un plat d’orfèvrerie, au même titre que les cure-dents ou les gratte-langues. À long manche et à deux dents, la fourchette servait alors à piquer des aliments visqueux ou collants, comme les fruits confits. Des enluminures, de rares inventaires et des fouilles archéologiques confirment qu’elles restaient rares5.
On mangeait la bouche grande ouverte, sans retenue, sans usages codifiés. Au XVe siècle, des manuels de savoir-vivre, souvent en vers, commencèrent à être diffusés. L’un d’eux conseille :
« Lorsqu’on reçoit ses amis, il convient de leur offrir des sièges propres, de mettre une nappe propre sur la table dressée et de couper la viande avec un couteau propre. Bien se tenir à table est important. On mange avec trois doigts et l’on ne met pas toute la main dans le plat, pas plus qu’on n’avale goulûment. Il est impoli de lorgner sur l’écuelle ou le morceau de son voisin, comme il ne faut pas critiquer la nourriture qui est servie. Manger de manière civilisée, c’est aussi ne pas se curer les dents avec son couteau, c’est ne pas s’essuyer les mains sur ses vêtements. On ne beurre pas son pain avec ses doigts. On ne ronge pas les os, mais on les gratte avec son couteau, puis on dépose les restes dans son écuelle ou par terre. Il est incivil de cracher dessus ou par-dessus la table. On le fait discrètement par derrière. Il est recommandé d’utiliser mouchoirs et serviettes. Les mains sont lavées avant et après le repas. La politesse veut que le convive se comporte avec retenue ; il ne dévisage pas ses voisins, mais il ne parle pas non plus à voix basse avec eux. Il ne soulève ni querelle, ni dispute, ni violence, mais il doit participer agréablement à la conversation et on rappelle qu’il est impoli de s’endormir à table. Enfin, le convive poli se tient la bouche fermée quand il mange et ne boit pas la bouche pleine, car rien n’est plus désagréable pour le voisin avec qui on partage un gobelet. »
Il était aussi recommandé de ne pas recracher les morceaux de viande, de saupoudrer celle-ci de sel plutôt que de la plonger tout entière dans la salière collective.
À la fin du XVe siècle, Antoine de Courtin complète par ces préceptes :
« Il ne faut point quitter son manteau ou son épée pour se mettre à table, parce qu’il est bienséant de les garder […] Il faut prendre en une fois ce que l’on a à prendre : c’est une incivilité de mettre deux fois la main au plat […] Il faut, quand on a les doigts gras, ou son couteau, ou sa fourchette, etc. les essuyer à sa serviette et jamais à la nappe ni à son pain… »
On mangeait du boeuf, du porc, de l’agneau, du gibier, de l’ours…, mais pas de cheval. Chapons fins, rôtis, perdrix, faisans, lièvres, lapins de garenne et autres produits de venaison faisaient la renommée des bonnes cuisines.
Les marchés des villes étaient bien achalandés en fruits et légumes, principalement poireaux, fèves, pois, laitues, choux sous trois espèces (verts, blancs et frisés), échalotes, oignons et cresson, mais pas de tomates, encore inconnues en Europe, ni de pommes de terre : venues d’Amérique après 1550, elles ne se généraliseront qu’au XVIIIe siècle.
On consommait beaucoup de poissons, de rivière ou de mer, au moins cent jours par an, en raison des règles d’abstinence de viande et du grand nombre de communautés religieuses. À Bruxelles, jusqu’en 1602, le marché au poisson se tenait près de la Grand-Place, devant la Grande Boucherie. Puis, il émigra le long de la Senne, sur les lieux de l’ancien port. En son centre, au XVIIe siècle, trônait une fontaine imposante. Marchandes de beurre, d’oeufs et de fromage tenaient leurs étals autour de l’église Saint-Nicolas.
Contrairement à l’idée répandue, la cuisine du Moyen Âge n’était ni grasse, ni lourde, ni indigeste, à en juger par les sauces à base de verjus (suc de raisin vert), de vinaigre, de jus d’orange amère ou de citrons, de sel et surtout d’épices. L’huile et le beurre n’y entraient pas. Les sauces étaient épaissies avec de la mie de pain, des amandes, des noix pilées ou du jaune d’oeuf.
Les plats raffinés ne devaient pas seulement flatter le palais et réjouir les narines, mais aussi régaler la vue. On les garnissait de graines de coriandre vermeil ou même, chez les grands seigneurs, de perles précieuses. Il ne s’agissait pas de conserver le goût et l’aspect des produits naturels qui, au contraire, devaient être colorés. Ainsi, le safran jaune ne servait pas qu’à relever le goût, mais aussi à dorer les plats cuits. La racine d’orcanette leur conférait un rouge lumineux, l’orseille un rouge tirant sur le violet, voire le bleu. Le vieux rose était obtenu grâce au suc rougeâtre secrété par le bois de santal. Les coulis venaient masquer les âpretés.
Au temps des ducs de Bourgogne, lors de festins princiers, il était courant de servir des cygnes, cigognes, grues ou autres hérons, parés de leurs plumes, avec becs et pattes dorés, parce que le vol de ces oiseaux – outre la somptuosité de leur plumage –, évoquait la supériorité de la noblesse. La viande des bêtes à quatre pattes était plus terre-à-terre… L’animal à plumes le plus apprécié était le paon, à la chair imputrescible, préparé selon un rituel bien réglé. Il était écorché en cuisine, sa chair rôtie et épicée, puis on rajustait la peau avec tout le plumage, la queue ouverte en éventail, sans oublier l’aigrette, de manière à donner l’illusion d’un animal vivant. L’usage voulait aussi que le plat fût présenté par la plus belle et la plus noble des convives au chevalier le plus brave et le plus courtois à son goût. Celui-ci devait prouver son habileté en découpant l’animal et, à cette occasion, prononcer un voeu.
Au palais du Coudenberg, sous Philippe le Bon, deux nobles bohémiens de haut rang, de passage à Bruxelles en 1466, furent frappés par la richesse du prince et l’étiquette très élaborée de la Cour où ils furent invités deux fois, mais aussi par la qualité des mets et l’abondance des sucreries.
Dans l’aristocratie, les vins français les plus exquis venaient arroser les banquets, en particulier, à Bruxelles, les vins d’Argenteuil, d’Épernay, de Beaune et d’Auxerre. Le vin blanc pouvait servir d’apéritif. L’absorption de vin en grande quantité incitait à la luxure. Il est vrai qu’à la fin du XIVe siècle, les tenues vestimentaires, plutôt légères, favorisaient la débauche. La veste courte des hommes dégageait les bas de chausses, qui moulaient leurs parties intimes, tandis que les femmes portaient des décolletés largement échancrés. L’usage voulait qu’hommes et femmes de l’aristocratie s’embrassent « bec à bec » pour se saluer. Tant pis pour l’ail, couramment consommé…
Il était inconcevable de ne pas terminer un festin sans vin d’hypocras, rouge ou rosé, servi chaud, sucré et épicé (poivre, cannelle, gingembre, girofle, graine de paradis), aussi bon pour le corps que pour le coeur.
Au XVe siècle, on disposait sur les buffets des « pots à aumône » dans lesquels on jetait les restes des repas. Destinés en principe à être distribués aux mendiants, ils étaient bien souvent revendus.
À la campagne, aux XIVe et XVe siècles, les pauvres se contentaient d’un seul plat cuisiné par jour, se réduisant le plus souvent à un potage, suivi de fromage ou de lait. Les jours de fête, ils s’offraient de la soupe aux choux, aux pois ou aux fèves, avec un morceau de lard. Leur nourriture quasi exclusive était le pain de seigle, quand il était à un prix ordinaire. Pas question de s’offrir volaille, viande, oeufs ou bacon.
Vraisemblablement, les plus misérables ne pouvaient cuire ni même réchauffer un plat et mangeaient donc froid. Pour les ascètes et les ermites, pauvres par vocation, manger cru était un devoir.