Victor Naessens : les Héros de Loncin ne se sont pas rendus !

Victor Naessens : Les Héros de Loncin ne se sont pas rendus !

Lorsque les forces allemandes envahissent la Belgique, la Cité ardente est un des principaux objectifs du plan de l’envahisseur. En effet, elle se trouve sur la ligne principale de chemin de fer reliant l’Allemagne à la France et le plan prévoit d’utiliser ces voies pour pénétrer plus facilement dans l’Hexagone. Un obstacle cependant se dresse devant les Prussiens, c’est la ceinture des forts qui depuis la fin du XIXe siècle défend l’accès à l’ancienne capitale de la Principauté. Ils sont 12 qui entourent la ville à une distance de 6 à 10 km depuis 1892. Chaque fort est protégé par le feu provenant des autres forts. Si un fort tombe, le passage entre les deux forts adjacents intacts reste toujours protégé par ceux-ci.

Victor Naessens

Pour détruire les fortifications, les Allemands devront utiliser leur super obusier de 420 mm nommé « Grosse Bertha » et deux mortiers austro-hongrois Skoda de 305 mm spécialement construits et testés sur base des spécifications de blindage des forts belges.

Le fort de Fléron tombera suite à un tir d’artillerie « normal » qui détruisit le mécanisme de sa coupole. Le fort de Barchon fut le seul conquis par l’infanterie, le 10 août 1914.

Les autres forts seront bombardés un par un jusqu’au dernier, le Fort de Boncelles qui capitulera le 16 août. 

Quant au fort de Loncin, il tombera le 15 août. 

Obusier de 420 mm surnommé "Grosse Bertha"

Le résultat de la résistance des forts liégeois est, en définitive, un vrai succès, même si certains le contestent aujourd’hui !

En ayant retenu les armées allemandes pendant plus de 10 jours et en les ayant contraintes de dévoiler la puissance de leur artillerie, les forts de Liège ont permis à la France et à l’Angleterre de compléter leur mobilisation pour finalement arrêter les Allemands sur la Marne. Ils ont par conséquent bien contribué à la victoire finale de 1918.

C’est pour cette héroïque résistance que la ville de Liège reçoit la Légion d’honneur de la France, que les Parisiens rebaptisent le café viennois en café liégeois, que la rue de Berlin dans les 8e et 9e arrondissements se change en rue de Liège et que la station de métro « Berlin » devient, elle aussi, la station « Liège ».

L’épopée du fort de Loncin fut certainement une des plus tragiques et héroïques de celles de la Première Guerre. En voici les principaux éléments racontés par son chef lui-même, le commandant Naessens.

« À ma nomination au grade de commandant, en juin 1907, je pris le commandement du fort de Loncin. (…)

La garnison du fort de Loncin se composait de 550 hommes environ, dont 350 artilleurs ; la plupart des autres étaient des fantassins. Wallons et Flamands s’y trouvaient en nombre à peu près égal, originaires de toutes les provinces de la Belgique ; cependant, les Liégeois et les Limbourgeois dominaient. (…)

Pendant sept ans, j’avais constamment imprégné mes artilleurs de l’idée qu’un fort ne se rendait pas, que se rendre, c’était se déshonorer à tout jamais, et que, la mort étant préférable au déshonneur, nous lutterions, en temps de guerre, jusqu’au dernier.

Je leur avais répété aussi, sans cesse, que le sort de la Patrie pouvait dépendre de la résistance à outrance d’un seul fort de Liège et, tout particulièrement, de celui de Loncin qui commandait, entre autres, le chemin de fer et la route vers Bruxelles. (…)

Lors de leur départ en congé illimité, je réunis les hommes de chaque classe, pour leur dire qu’ils pouvaient toujours venir me trouver ou m’écrire, au cas où je pourrais leur être utile ou agréable, tout comme pendant leur temps de service actif.

En revanche, ils me promettaient qu’en cas de danger pour la Patrie, ils rejoindraient aussitôt le fort, même avant la réception de l’ordre de rappel et qu’ils sacrifieraient leur existence au pays. (…)

Bref, nous formions une grande famille, très unie, nous aimant bien et aimant, par-dessus tout, notre chère Belgique et son Roi. (…)

Le Fort de Loncin détruit par les Allemands

Les fantassins

Je les connaissais aussi, puisqu’ils étaient en garnison au fort de Loncin en temps de paix. Pour vous permettre de les apprécier, qu’il me suffise de dire qu’ils appartenaient à la compagnie du capitainecommandant Duchesne, du 14e de Ligne, tombé en héros à Romsée dès le 6 août, en tenant tête, jusqu’à bout portant, à des forces ennemies d’une supériorité écrasante.

Puis, ils se trouvaient sous les ordres directs d’un autre héros liégeois, un enfant encore, le sous-lieutenant Remy qui, rapidement, prit un tel ascendant sur eux qu’il put me dire bientôt : « Mon commandant, je réponds de mes fantassins, comme vous pouvez le faire de vos artilleurs ; ils se feront tuer jusqu’au dernier. (…)

Rien d’étonnant donc à ce que, avec de tels défenseurs, il n’y ait même pas eu l’ombre d’une seule défaillance à Loncin. (…)

Les défenseurs du fort de Loncin m’en voudraient, si je ne citais pas parmi mes collaborateurs M. l’abbé Melchior, curé de Loncin.

Au cours de la lutte, ce soldat du Christ exposa plus d’une fois son existence pour sauver celle de plusieurs des nôtres ; il se prodigua pour secourir nos blessés dont il facilita l’évasion au péril de sa vie par tous les moyens. (…)

Les préparatifs de la défense.

Le 29 juillet, trois classes de milice, rappelées subitement sous les armes, vinrent renforcer nos effectifs du temps de paix. (…)

Tous nos artilleurs accoururent, pas un ne manqua. Et, à la question : « Eh bien ! N’avez-vous pas oublié la promesse faite lors de votre envoi en congé illimité ? » tous me répondirent : « Non, mon commandant, et nous la tiendrons si nous avons la guerre. »

Dès le 29 juillet, nous commençâmes l’exécution des travaux de mise en état de défense. À cette date, nous étions encore en temps de paix et la propriété privée était, de ce fait, inviolable. Mais on put entamer l’établissement des défenses accessoires sur le terrain militaire entourant le fort ; on compléta les approvisionnements ; on relia, par des lignes téléphoniques, le bureau de tir (…) aux postes d’observation indispensables pour signaler les mouvements de l’ennemi et observer le tir de notre artillerie.

À partir du 1er août, on s’occupa d’aménager et de dégager les abords immédiats du fort, dans un rayon de 600 mètres. Les maisons furent détruites, les arbres abattus, les haies coupées, les moissons foulées, un chemin creux situé à proximité fut comblé, etc. C’étaient les premiers sacrifices demandés au patriotisme de l’habitant. (…)

Premier serment de la garnison

Les Allemands ayant franchi la frontière dans la nuit du 3 au 4 août, il devenait certain qu’ils attaqueraient la place de Liège.

Aussitôt, je réunis toute la garnison du fort dans le fossé du front de gorge, et là se passa une scène d’une grandeur incomparable, dont tous les rescapés se souviendront toujours, non sans une légitime fierté. 

Lorsque, après une petite allocution rappelant ce que la Patrie attendait de nous, je conclus : « Donc, nous jurons de lutter jusqu’au dernier obus, jusqu’à la dernière cartouche, jusqu’au dernier homme, et personne de nous ne se rendra », un cri unanime et formidable retentit : « Nous le jurons. Vive la Belgique ! Vive le Roi ! Vive le Commandant ! » (…)

La bande à Bonnot

J’avais organisé aussi un groupe d’automobilistes menés par le caporal Polain, du 14e de Ligne, originaire d’Ans ; c’étaient de vrais démons.

Ils faisaient surtout des reconnaissances à distance, en attaquant les cavaliers et les groupes isolés ennemis.

Disposant de trois ou quatre autos dont chacune était pourvue d’une caisse de deux mille cartouches, armés de fusils et de carabines, n’ayant peur de rien ni de personne, toujours en route, ils inspiraient une véritable terreur aux Boches. (…)

Le chef du service de santé du fort, le docteur Bossy, en les voyant rentrer, dès le début de l’arrivée des Allemands devant Liège, avec une quantité de selles, de brides, d’armes, etc., prises à l’ennemi et dont ils remplirent bientôt tout un local du fort, s’écria : « Mais c’est la bande à Bonnot, cela ! »

Depuis lors, toute la garnison du fort ne leur donna plus d’autre nom, et eux-mêmes l’adoptèrent avec enthousiasme. (…)

Lors de (…) la fin de la résistance du fort, une demi-douzaine de nos démons se trouvaient dehors, dans un village voisin. Ils n’eurent plus qu’une idée : rejoindre notre armée. (…)

Les deux tiers de cette poignée de héros se firent tuer au front. (…)

Le fort de Loncin, comme d’ailleurs tous les ouvrages de la rive gauche de la Meuse, ne se trouvait pas du tout dans les conditions normales prévues : au lieu d’être attaqué par l’extérieur, il le fut du côté de la gorge, puisque l’ennemi occupait Liège.

Ensuite, la retraite des troupes actives et de forteresse le laissait sans appui, sans couverture et, dès le 6 août, il ne pouvait plus compter que sur lui-même. La mission de sa garnison se limitait à l’intérieur du fort seul ; mais nous ne l’entendions pas ainsi.

Nos soldats opéraient aussi, nuit et jour, à l’extérieur. Les Allemands, partout où ils tentaient d’avancer, s’ils n’étaient pas arrêtés ou refoulés par nos tirs d’artillerie, étaient certains d’être attaqués ou accueillis à coup de fusil par nos fantassins qui se multipliaient au point que l’ennemi crut avoir affaire à des forces mobiles sérieuses, ce qui le rendit, très souvent, défiant et timide.

Lorsque je donnais l’ordre, au commandant d’infanterie, d’envoyer en expédition quelques-uns de ses hommes disponibles, j’étais sûr de les voir arriver tous ; même ceux qui étaient au repos se levaient et accouraient en s’habillant, le fusil au bras et les poches remplies de cartouches. Les non-élus rentraient en maugréant (…)

Des soldats allemands se préparent à une attaque à Liège

Il serait trop long d’énumérer même une partie des opérations dont il s’agit ; je me bornerai seulement à citer, à titre d’exemple, celles que nos braves fantassins effectuèrent, en vingt-quatre heures, au cours des journées des 9 et 10 août.

1°) Attaque et mise en fuite d’un détachement de cyclistes ;

2°) Reconnaissance de deux villages où des ennemis avaient été signalés ;

3°) Attaque et mise en fuite d’environ 250 cavaliers ;

4°) Extermination d’une patrouille de cavalerie ;

5°) Embuscade, avant l’aube, vers Liège.

Cette embuscade donna lieu à un petit drame tout à l’honneur de celui qui le provoqua, le sergent Massart, qui vint me dire, d’un air furieux : « Je proteste énergiquement, mon Commandant. Pourquoi est-ce toujours le sergent Van Outeren qui a les belles missions ? Est-ce que je ne le vaux pas ? » Or, Van Outeren venait de partir, dans la nuit noire, avec une poignée d’hommes et beaucoup de chance de ne plus revenir.

L’infanterie assurait, en outre, la sûreté intérieure et extérieure du fort.

Nos observateurs d’artillerie, dans leurs clochers, etc. et leurs soutiens composés généralement de canonniers choisis, exposaient aussi sans cesse leur vie pour assurer les services de découverte et de tir, car, sous aucun prétexte, ils ne pouvaient abandonner leurs observatoires.

L’un d’eux, dont le poste fut, un après-midi, sur le point d’être encerclé par l’adversaire, me demanda, par téléphone, s’il pouvait se retirer. À ma réponse : « Impossible, il faut rester, je vais vous envoyer un renfort d’infanterie », il répliqua : « N’envoyez rien, mon Commandant, le renfort ne suffirait pas et pourrait me faire découvrir, je resterai. » (…)

Pendant toute la durée de notre résistance, même dès qu’un mouvement suspect se produisait, nos canons entraient en action et faisaient du « bon ouvrage » ; à preuve, la réflexion de l’officier allemand à l’un de nos coureurs : « Le fort de Loncin tire très juste. »

Afin d’accélérer le service des pièces, les canonniers ne conservaient sur le corps que le pantalon et la chemise ; ils étaient vraiment superbes, avec leur visage noir de poudre et ruisselant de sueur.

Jusqu’au 14 août, grâce à la bravoure et au dévouement inlassable de tous, les Allemands ne parvinrent pas à franchir la crête du versant de la rive gauche de la Meuse, ni à s’établir à moins de 3 kilomètres du fort, et leur artillerie, dont nos observateurs et nos espions relevaient les emplacements, fut réduite au silence chaque fois qu’elle ouvrit le feu contre nous. (…) 

Journée du 7 août

Cette journée fut très mouvementée.

Nos grosses coupoles exécutèrent, dans la matinée, un tir sur une profondeur de plusieurs centaines de mètres, contre une colonne d’Allemands précédés, selon leur abominable habitude, de Belges servant de boucliers.

L’adversaire subit de grandes pertes et nos compatriotes profitèrent du désarroi pour se sauver.

Ensuite vint le tour d’une colonne d’artillerie qui perdit, d’après les déclarations d’un témoin oculaire, 86 hommes et de nombreux chevaux.

L’après-midi, deux batteries, comprenant l’une 6 pièces et l’autre 4, établies à 5 kilomètres environ du fort, ouvrirent le feu contre celui-ci. Elles n’eurent pas le temps de régler leur tir : notre artillerie eut vite fait de les réduire au silence.

Nous apprîmes dans la suite, à notre grande joie, que ces batteries avaient perdu beaucoup de personnel et que des pièces avaient été endommagées ; de l’une d’elles, il ne restait plus que le capitaine et deux hommes indemnes.

Cette raclée nous valut, ce jour-là, la visite de deux officiers parlementaires. Leur ayant demandé ce qu’ils voulaient, ils me déclarèrent qu’ils étaient chargés de me dire, de la part de leur général en chef, que si je tirais encore dans leurs troupes vers Liège, comme je venais de le faire, ils useraient des représailles les plus terribles contre la Ville et contre moi-même, le jour où ils me tiendraient, parce que je contrevenais à je ne sais plus quelle convention, inventée par eux, bien entendu.

Comme je me moquais d’eux en souriant, ils furent pris d’un véritable accès de colère.

Je les mis aussitôt à la porte, avec défense de se représenter, et je chargeai le sous-lieutenant Remy de les reconduire, les yeux bandés, jusqu’au-delà de nos postes de surveillance extérieurs. (…)

Un professeur, interprète d’occasion, très digne de foi, qui fut un témoin de la scène, m’a rapporté, après la guerre, qu’à la rentrée de ces deux parlementaires à l’hôtel provincial de Liège, le général Von Emmich avait donné un tel coup avec la crosse de son revolver, sur la table qui se trouvait devant lui, qu’il s’était fait une blessure à la main. Pensez donc : on avait osé manquer d’égards à des officiers allemands ! (…)

Journée du 10 août

Le fort fut violemment bombardé. L’ennemi tendait, en même temps, par un tir à shrapnells, un véritable rideau de fumée devant nos postes d’observation qui, parfois, étaient littéralement aveuglés. Il lança une énorme quantité de projectiles de plusieurs calibres.

Les emplacements des batteries ennemies ayant été assez vite déterminés avec suffisamment de précision, toutes nos grosses coupoles entrèrent en action et, après 4 heures de tir, plus un seul canon allemand ne répondit. (…)

Restes d'un des obusiers du Fort

Journée du 11 août

Le bombardement du fort reprit vers 8 h 30 du matin, mais les batteries ennemies furent réduites au silence, par nos artilleurs, en peu de temps.

Ce même jour, l’artillerie du fort donna son compte à une troupe d’infanterie installée dans un verger.

Elle dirigea encore un feu violent sur une maison, avec des grandes dépendances, où se trouvaient un état-major et des troupes en cantonnement. (…)

L’après-midi, j’eus à résoudre un problème angoissant. (…)

À un certain moment, de nombreux Allemands s’étaient sauvés dans des maisons à Ans (nous avions des renseignements précis), et le lieutenant Modard me demanda :  » Puis-je ouvrir le feu contre ces habitations ? »

J’étais sur le point de répondre « Oui ! », lorsque, brusquement, il me vint à l’esprit que nous allions tuer non seulement des Allemands, mais aussi des femmes et des petits enfants (dont je me représentais déjà les cadavres déchiquetés) de chez nous, et …je répondis : « Non ! »

Ai-je eu raison ? Ai-je eu tort ? En tout cas, ma conscience ne me reproche rien. (…)

Journée du 14 août

Jusqu’à cette date, comme je crois l’avoir démontré, le fort de Loncin avait rendu la vie difficile aux Allemands qui se hasardaient dans son rayon d’action.

Cependant, bien des indices me prouvaient que, prudemment, dissimulant ses mouvements, travaillant la nuit, l’ennemi nous encerclait peu à peu de ses batteries.

(…) Les Allemands s’infiltrèrent, en même temps, dans les vergers entre cette localité et le village de Loncin et tentèrent, en outre, d’établir une barricade sur la route Liège-Bruxelles.

Aussitôt attaqué par notre infanterie, sous les ordres du sous-lieutenant Remy, et arrosé de Shrapnels, l’ennemi s’éparpilla dans les couverts. (…)

Cette fois, la situation devenait grave. En effet, l’adversaire avait sérieusement avancé, l’artillerie seule était impuissante à le chasser (il fallait malheureusement économiser les munitions) et je ne pouvais pas sacrifier mon infanterie, trop peu nombreuse d’ailleurs, sans compromettre gravement la défense même du fort qui, aussi longtemps qu’il tiendrait, arrêterait la ruée des barbares.

(…) L’ennemi revint le soir en nombre et, submergés par cette marée, nos détachements qui, d’habitude, opéraient à l’extérieur furent obligés de rentrer définitivement au fort. Seuls, des postes de surveillance restèrent encore dehors, à faible distance de l’ouvrage. (…)

À 16 heures (…) commença le bombardement final au cours duquel notre pauvre fort fut martelé par des milliers de projectiles ; il dura, sans interruption, plus de 25 heures (…)

Nous découvrons quelques batteries allemandes et nous les contrebattons énergiquement, mais sans parvenir à les faire taire : cette fois-ci, elles sont trop nombreuses.

Bientôt, toutes nos lignes téléphoniques sont coupées : impossible de les réparer sous la grêle d’obus.

Vers 17 h 30 déjà, deux hommes sont blessés au corps de garde qui devient inhabitable, de même que mon bureau.

Dans la soirée, la plupart des locaux servant de logement à la troupe sont évacués et les soldats envoyés, avec leurs fournitures de couchage, dans la grande centrale située au centre du fort. Cette mesure était urgente, car, pendant la nuit, les blindages en fer de ces locaux furent défoncés, les portes et les murs du fond détruits et les débris projetés dans les couloirs.

Journée du 15 août

Pendant cette journée, les soldats du fort de Loncin ont écrit, avec leur sang, l’une des plus belles pages de l’histoire de la guerre.

Vers 1 heure de la nuit, un obus défonce le blindage du local à canon flanquant la poterne d’entrée, réduit le canonnier de garde en bouillie et provoque l’explosion d’une grande partie des munitions.

La pièce est ensevelie dans les débris. Il faut, de toute urgence, la remettre en état ou la remplacer et la réapprovisionner.

Sans hésiter une seconde, malgré le grand danger de nouvelles explosions, le chef du service du génie Gabriel, les adjudants d’artillerie Monseur et Damoiseaux se précipitent avec le maréchal des logis Magin et quelques canonniers dans le local et se mettent à le déblayer.

Pendant qu’ils sont à leur dangereux travail, un gros obus défonce le blindage du local voisin ; ils continuent imperturbablement leur besogne comme s’ils avaient été à l’exercice.

Et il en fut ainsi tout le temps. (…)

À partir de 1 h 30, nous fûmes plongés, une première fois, dans l’obscurité pendant 2 heures : la cheminée du générateur à vapeur s’emplit de débris, ce qui provoqua l’arrêt des installations électriques, jusqu’à ce qu’elle fut débouchée.

Mais rien n’altéra le moral de la garnison.

À la fin de la nuit, le fort était déjà sérieusement endommagé. Je donne des ordres en vue de l’exécution de certains travaux de déblaiement et de réparation de l’extérieur, mais impossible d’entreprendre quoi que ce soit dans ce sens, tellement il pleut des projectiles.

Dès l’aube, le bombardement redouble de violence.

Nous continuons à riposter, vigoureusement, sur les batteries découvertes la veille.

Les projectiles tombent par rafales venant de toutes les directions : Liège, Ans, Alleur, Loncin, Liers, Xhendremael, Hognoul, Fooz.

Qu’on se représente, si possible, l’aspect de notre fort, isolé dans la vaste plaine déserte, point de convergence de tous ces formidables obus accourant, avec des hurlements affreux, de tous les points de l’horizon et éclatant, avec un fracas effroyable au milieu des flammes et des fumées verdâtres.

Bientôt, le fort s’emplit d’une fumée âcre et opaque ; souvent, on ne voit pas à dix centimètres devant soi. Les hommes respirent à travers leurs vêtements et leurs mouchoirs pour éviter l’asphyxie. Les moyens tentés pour entraver l’arrivée des gaz échouent. (…)

Je sais qu’un maréchal des logis, Albrechts, et ses canonniers, pour ne pas enfreindre mes ordres, se sont laissés asphyxier, auprès de leurs pièces de 57, dans les coffres flanquants, vers l’entrée du fort.

Le drame fut court, mais poignant.

J’étais encore relié par téléphone haut-parleur avec Albrechts lorsqu’il me communiqua par cette voie : « Mon Commandant, mes hommes vont tomber, asphyxiés ; s’il faut rester ici, nous y passerons tous ; je demande des ordres. »

Je lui répliquai : « Albrechts, les Allemands peuvent, à chaque instant, lancer leur infanterie contre nous ; si, au moment de l’assaut, tes canons ne crachent pas leur mitraille, le fort sera pris ; tu tiens, peut-être, le sort de toute la Belgique entre tes mains. »

Sa réponse fut brève. La voici dans toute sa sublime beauté : « Suffit, dit-il, nous resterons. » Ils restèrent et se laissèrent asphyxier jusqu’au dernier, sur leurs canons. (…)

Cependant, on travaille constamment, les coupoles calées par l’effet du tir ennemi sont remises en état de fonctionnement ; des baquets d’eau sont déposés un peu partout en vue de l’extinction d’incendies éventuels, etc.

À un moment donné, je crains très sérieusement l’asphyxie de ma garnison. Je pense alors aux ventilateurs à main des coupoles et je donne l’ordre de les mouvoir rapidement et sans arrêt, ce qui nous donne, de temps à autre, une bouffée d’air respirable.

Malgré tout, lorsque, monté sur une caisse à projectiles, après une petite harangue au personnel assemblé autour de moi, je conclus : « Nous ne nous rendrons tout de même pas, n’est-ce pas ? », une clameur formidable domina un instant le fracas des explosions au-dessus de nos têtes : « Non ! Jamais ! Vive la Belgique ! » 

Cette scène se passait dans la galerie centrale, à la voûte de laquelle pendait un drapeau tricolore (…)

Alors que, isolés, abandonnés, encerclés par l’ennemi, nous luttions, quand même, un contre cent, pour l’honneur et l’existence de la Belgique, il n’y avait, sous mes ordres, au fort de Loncin, ni Wallons ni Flamands : rien que des Belges bien résolus à mêler jusqu’à la dernière goutte de leur sang pour la défense de la Patrie commune. (…)

À 10 heures, plus de lumière ni de ventilation électrique (…)

Impossible d’allumer les lampes à pétrole, tellement le fort est secoué par l’explosion des projectiles sur le massif bétonné.

Trois phares à acétylène, la seule source de lumière qui nous reste, allumés dans nos abris (les galeries centrale et capitale) s’éteignent à l’arrivée de chaque gros obus sur la masse bétonnée. Mais des hommes les rallument inlassablement et, à la clarté de ces lanternes, clarté fortement atténuée par la fumée et la poussière qui rendaient l’atmosphère presque opaque, nos soldats, au repos, jouaient aux cartes, assis sur des caisses à munitions vides ; chaque extinction de lumière, interrompant le jeu, fut accueillie par des grognements et de sonores jurons.

Quand le tir ennemi semblait s’apaiser un peu, on entendait crier : « Cessez le feu ! » quand il redoublait, on goguenardait : « N’en jetez plus, la cour est pleine ! » (…)

Le général Leman fit une apparition parmi nous, dans le courant de l’avant-midi et, sous l’emprise de l’émotion que lui causait l’héroïsme de la garnison, me dit : « Tous les défenseurs du fort de Loncin seront décorés et auront une récompense spéciale. » (…)

Vers 15 heures, l’intensité du bombardement augmenta encore : 20 à 25 obus éclataient, à chaque minute, sur le massif central audessus du dernier abri de la garnison. 

Ayant, en ce moment, la conviction absolue que l’ennemi lancerait bientôt son infanterie contre le fort, j’annonce qu’on peut s’attendre à l’assaut avant le soir ou, au plus tard, pour le lendemain au point du jour.

Il y eut, aussitôt, une véritable explosion de joie. C’est que, depuis plusieurs jours, tous ceux que leur service retenait au fort me demandaient sans cesse : « Est-ce que nous ne les verrons donc pas de tout près, ces sales cochons ? »

Un Liégeois dit, en riant, à l’un de ses camarades : « Valet, ci côp chal, nos n’bâherons pu noss crapaude. » (Garçon, cette fois, nous n’embrasserons plus notre fiancée).

Un Limbourgeois cria, en brandissant son yatagan : « Camarades, préparez vos baïonnettes ! On va s’amuser ! »

Tous plaisantaient et, cependant, savaient qu’ils allaient mourir.

Mais ils pensaient tomber dans la lutte frénétique face à face dans le corps à corps enragé.

Ils n’ont pas eu ce bonheur, les braves enfants. (…)

À 16 heures, un officier annonce qu’il a vu dans un fossé, pendant la petite accalmie qui vient de se produire, un monstrueux obus non éclaté, aussi haut que lui et d’un calibre énorme : c’était un 42 cm.

Je réunis les quatre plus anciens pères de famille, les adjudants Monseur, Damoiseaux, Lefebvre et le chef de service du génie Gabriel, et je leur dis : « Messieurs, je vous réserve pour porter mes ordres lors des assauts. Nous sommes encore en situation d’en repousser plusieurs avec des hommes comme les nôtres, mais si à un moment donné, cela tournait mal, je mourrais avec les derniers, comme c’est juré. »

L’un d’eux me répondit : « Nous mourrons avec vous, mon Commandant. »

Et Monseur ajouta : « Je serai tué avant vous, car je serai devant vous. »

Deux heures après, tous les quatre étaient grièvement blessés. Trois d’entre eux furent reconnus invalides. Le quatrième, Monseur, reprit du service dans notre armée avant la fin de 1914 : les Allemands, le voyant blessé et atrocement brûlé et croyant sa mort imminente, l’avaient laissé transporter chez lui.

Vers 17 heures, le bombardement devint effroyable. Quelques minutes plus tard, je vis une immense flamme et je m’évanouis.

Le magasin à poudre, percé par un obus de 42 cm, venait de sauter.

Sous la formidable poussée des gaz de la déflagration, sous l’effort de ce volcan titanesque, ce qui restait du massif bétonné fut disloqué et une grande partie de la garnison écrasée sous les blocs de béton, asphyxiée ou brûlée vive. Tous les survivants étaient également hors de combat : aucun n’était indemne.

Après l’explosion, le bombardement continua pendant quelque temps, puis les « Vainqueurs » pénétrèrent prudemment dans ce monceau de ruines qui les épouvantait encore.

Alors se déroula une scène sublime qui mérite de passer à la postérité.

Une poignée de blessés et de brûlés, enfermés entre des blocs de béton, ayant encore des fusils ou des carabines, ouvrirent le feu sur les Allemands lorsque ceux-ci s’approchèrent d’eux.

Ils n’avaient plus d’apparence humaine ; le visage tout noir, les traits décomposés par la haine et la souffrance, ils étaient affreux à voir.

Des cris rauques de « Vive la Belgique ! » sortaient de leurs poitrines tuméfiées. Ils abattirent le premier ennemi qui planta le drapeau allemand sur les ruines du fort.

Entrée du Fort de Loncin avant les rénovations de 2007

Le plus acharné avait une jambe broyée sous un énorme bloc ; il fallut la lui couper pour le dégager.

Les Allemands stupéfaits de ces héroïsmes sublimes ne se livrèrent à aucune violence. Ils se découvrirent au passage des blessés et des brûlés.

Les officiers allemands citaient les défenseurs du fort à leurs soldats, en exemple d’héroïsme et de patriotisme.

Évanoui, blessé, brûlé et enseveli parmi les cadavres de mes soldats, je fus sauvé d’une mort certaine, grâce au dévouement d’un jeune volontaire liégeois, le canonnier Théran. Ce brave petit parvint également à s’échapper dans la suite et à franchir la frontière. Il fut tué au front en 1917.

Dans les décombres, les blessés et les mourants m’appelaient : « Mon Commandant ! » ou « Mijn Commandant ! »

Oh ! J’aurais donné jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour pouvoir aller à leur secours.

Bien souvent la nuit, il me semble encore les entendre m’appeler.

Des survivants s’échappèrent déjà du fort même.

Un Flamand limbourgeois, Yans, ayant les pieds brûlés parcourut plusieurs kilomètres en se traînant à genoux à travers les champs de blé, et passa la nuit du 15 au 16 dans un poulailler où il se cacha. Après avoir été recueilli par des personnes charitables et soigné pendant quelque temps, il se remit en route et participa déjà à la défense d’Anvers.

Le général en chef allemand me rendit visite à l’hôpital militaire de Liège où j’avais été transporté et, soulevant l’une de mes mains brûlées, dit : « Croyez bien, Commandant, que c’est un grand honneur pour moi de pouvoir serrer la main à un aussi brave officier que vous. »

Il complimenta, à peu près dans les mêmes termes, le lieutenant Modard qui se trouvait dans la même salle que moi.

Puis, voyant d’autres blessés de notre fort, il prononça les paroles suivantes : « C’est dommage, car ceux-là sont des braves. »

Cet éloge d’un chef ennemi ne s’adressait, en réalité, ni au lieutenant Modard, ni à moi, mais bien à nos soldats, à la garnison du fort ; c’est pour cette raison que je me permets de le citer. (…)

Lorsque je pus me lever, je m’approchai, un jour, du lit de l’un de nos soldats qui avait été grièvement blessé et brûlé. Il ne me répondit pas et la sœur qui le soignait m’apprit qu’il n’avait pas encore proféré une parole.

Quelque temps après, je retournai auprès de lui et l’appelai par son nom. Il entrouvrit l’œil qui lui restait et, me reconnaissant, se dressa, comme un ressort, sur son séant, en disant : « Nous ne nous sommes tout de même pas rendus, n’est-ce pas, mon Commandant ! »

Dans une école transformée en ambulance, où se trouvaient des rescapés de notre fort, on pouvait lire la phrase suivante, écrite et répétée sur toute l’étendue d’un tableau noir : « Le fort de Loncin ne s’est pas rendu. »

C’était leur réconfort, leur orgueil, à tous ces braves ; ils ne s’étaient pas rendus !

Le fort de Loncin est cité à l’ordre journalier de l’armée :

À opposé une défense héroïque aux efforts de l’adversaire. Sous les ordres du Capitaine-Commandant Naessens, toute la garnison a fait preuve de courage, d’abnégation et de ténacité, s’affirmant ainsi l’émule des défenseurs de Port-Arthur et de Belfort.

Paul Deschanel, président de la Chambre des députés, futur président de la République, déclarera au Parlement français : « La défense de Liège fait partie intégrante de la bataille de la Marne. » 

Les ruines du fort de Loncin devenues une nécropole servent de tombeau à la plupart des victimes de la terrible explosion. Près de 350 hommes sur les 550 de ceux qui s’y enfermèrent pour résister sans se rendre y reposent depuis cette terrible journée d’août 1914. Ceux dont le corps a pu être extrait des décombres reposent sur le site du fort dans une crypte qui leur est dédiée. Elle abrite actuellement les restes de 68 soldats morts lors de l’explosion. Les 43 premiers ont été inhumés le 15 août 1921, les 25 autres le 15 août 2008.

Monument aux morts au Fort de Loncin

On peut y lire :

« Aux Héros de Loncin Morts pour la Patrie 15 août 1914 Ce fort en Ruines Est leur Tombeau »

Après la guerre, la fin tragique du fort a suscité des sentiments d’admiration et de reconnaissance envers les défenseurs du fort. Une souscription publique permit l’érection d’un monument que le roi Albert Ier vint inaugurer le 15 août 1923. 

L’inscription suivante, proposée par le général français Maleterre, gouverneur des Invalides à Paris et lui-même mutilé de guerre, y figure :

« Passant ! Va dire à la Belgique et à la France qu’ici, 550 Belges se sont sacrifiés pour la défense de la liberté et le salut du monde ! »

Il y a une rue commandant Naessens à Awans, à Ans et à Liège Sainte-Walburge.du monde ! »

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