La première Marianne française était une « belle Liégeoise »
Anne-Josèphe Théroigne de Méricourt, de son vrai nom Anne-Josèphe Terwagne, est née le 13 août 1762 à Marcourt, dans l’ancienne principauté de Liège. Elle est la fille d’Élisabeth Lahaye de Marcourt et de Pierre Terwagne, un laboureur de Xhoris, petit village situé à 30 kilomètres de Liège. Suite au décès de sa mère, Anne-Josèphe, prénommée plus tard Lambertine, est confiée à différentes tantes à partir de l’âge de cinq ans, puis elle est remise à un couvent. À 12 ans, elle rentre chez son père, qui, entre-temps, s’est remarié. À peine un an plus tard, ne s’entendant pas avec son acariâtre belle-mère, elle s’enfuit de cette famille de petits paysans propriétaires pour devenir, à 14 ans, vachère à Sougné-Remouchamps puis servante dans une maison bourgeoise. À 17 ans, elle est remarquée par une femme du monde d’origine anglaise, madame Colbert, dont elle devient la dame de compagnie. Avec elle, Anne-Josèphe parfait son éducation et développe son goût naturel pour la musique. En 1782, elle accompagne sa maîtresse à Londres. Dans la capitale anglaise, elle est séduite par un officier qui l’abandonne un beau matin. À Paris, elle accepte les hommages d’un vieillard, le marquis de Persan, maître de requêtes au Parlement de Paris. Il lui verse des sommes considérables allant jusqu’à, selon certains, se ruiner pour elle.
Théroigne dépense cet argent avec son professeur de chant, un certain Tenducci, un Italien, bellâtre, noceur et endetté, qui profite largement du réel talent de son élève et de l’argent dont le marquis gratifie naïvement celle-ci. Intégrée dans le milieu des chanteurs italiens, Théroigne se laisse aller à son goût pour la musique. Elle mène quelque temps une vie d’artiste bohème, en tant que membre d’une troupe en tournée. Elle finit par quitter Tenducci et, fin mars 1789, libre à nouveau, elle part pour Rome où elle séjourne quelques mois. Cela toujours grâce à l’argent que lui envoie un banquier parisien, chargé du paiement de la rente que de Persan lui a allouée. Cette partie de la vie de Théroigne, où elle connaît de multiples aventures et tente une carrière de chanteuse, est encore empreinte de zones d’ombres. Cette existence est la source des suppositions les plus scabreuses chez les historiens. La jeune Liégeoise était-elle une demi-mondaine, une fille de petite vertu ou simplement une femme libérée en avance sur son temps ?
Elle prend connaissance des événements qui se préparent à Paris alors qu’elle est en Italie, sans doute en compagnie d’un castrat. Voulant les suivre de près, elle quitte brusquement la péninsule, et se rend dans la capitale française quelques jours après l’ouverture des États généraux. Une nouvelle existence commence alors pour la chanteuse rusée et dépensière qu’avait été jusquelà la petite paysanne. Théroigne est entièrement conquise par le spectacle passionnant qui se déroule sous ses yeux : elle est entièrement prise par la Révolution, spectatrice selon certains, actrice enthousiasmée selon d’autres. Sa légende se crée : on la taxe d’une audace plus que virile, montrant une vraie rage de meneuse exaltée, d’énergumène en jupon ou encore d’amazone déchaînée. Lamartine la surnomme « la Jeanne d’Arc impure de la place publique » et le grand historien Michelet la qualifie « d’impétueuse, charmante et terrible ». Elle est accusée d’avoir pris part à certains excès de la Révolution. Baudelaire la dépeint comme « une Amante du carnage, excitant à l’assaut un peuple sans sourciller. La joue et l’œil en feu, jouant son personnage. Et montant sabre au poing les royaux escaliers ». Les royalistes s’emploient à lui faire une réputation de dépravée et de tigresse. On l’appelle également l’« Amazone rouge », la « furie de la Gironde » ou encore la « belle Liégeoise ». Sait-on qu’elle n’a jamais reconnu cette appellation théâtrale de « Théroigne de Méricourt », imaginée par la presse royaliste ? Il est vrai que sa beauté fait, depuis ses 17 ans, tourner bien des têtes. Selon un de ses contemporains, elle a « un minois chiffonné, un air mutin qui lui allaient à merveille et un de ces nez retroussés qui changent la face des empires ».
Pour certains elle ne prend pas part, le 14 juillet, aux assauts de la foule contre les tours de la Bastille, se trouvant au Palais-Royal et ignorant les graves incidents du faubourg Saint-Antoine. Pour d’autres, elle est au contraire bien présente puisqu’elle fait partie des meneurs. Quoi qu’il en soit, elle partage l’enthousiasme général de la foule qui se presse dans le jardin en apprenant la prise de la célèbre prison. Le 17 juillet, pour la première fois, on la voit en « amazone de couleur blanche » assister à la visite de Louis XVI à l’Hôtel de Ville. Elle est une habituée du Palais-Royal, puis se met à suivre assidûment les séances de l’Assemblée constituante à Versailles, et elle devient une fidèle des tribunes. Son éducation politique se fait de la sorte petit à petit, et sa sympathie pour le peuple « se transforme en ardent amour », quand elle est « persuadée que la justice et le bon droit étaient de son côté ».
Pour certains, elle ne joue aucun rôle lors des journées des 5 et 6 octobre 1789, et n’est aucunement mêlée aux « mégères » qui mènent la populace. Encore une fois, pour d’autres, Théroigne, portant sabre et pistolet, est à la tête du cortège qui va à Versailles pour ramener le « boulanger, la boulangère et le petit mitron ». Depuis son entrée dans la Révolution, Théroigne revendique cette image d’amazone, une image personnelle de la féminité qui lui sied : cette manière de s’habiller, ces vêtements sont pour elle comme des fétiches. Elle porte cette tenue selon sa propre expression « pour avoir l’air d’un homme et fuir ainsi l’humiliation d’être femme ». Elle remplace sa féminité blessée, synonyme d’Ancien Régime, par une image et un idéal de femme guerrière. Elle apparaît donc comme un homme sur les barricades, à la tête des révoltés, les excitant et les entraînant. Elle devient l’image de la Révolution.
Quelques dizaines d’années plus tard, fait vrai ou romancé, c’est de Théroigne, dont Eugène Delacroix se sert comme modèle pour son tableau La Liberté guidant le peuple.[1]
Théroigne crée un groupe, le Club des amis de la loi, à tendances démocratiques, qui se fond bientôt dans le célèbre club des Cordeliers. Celle qui jouait à la perfection ses rôles de « gentille muse de la démocratie » et de « Vénus donnant des leçons de droit public » – selon l’expression gratuitement médisante d’un autre journal du temps – jouit d’une grande estime auprès de la plupart des Constituants. Ainsi, elle vit, en ce début de l’année 1790, sa période la plus heureuse. On l’estime, certes, mais a-telle une véritable audience ? Influence-t-elle le cours des événements ou les personnalités qu’elle fréquente en tenant pour eux table ouverte et en dépensant sans compter ce qui lui reste de l’argent de ses anciens protecteurs ? On sait par leurs écrits que beaucoup ne prenaient pas tout à fait au sérieux cette drôle de petite bonne femme. Pour eux, Théroigne fait seulement partie du décor de la Révolution. Dans les faits, elle n’exerce pratiquement aucune influence sur les révolutionnaires. Les royalistes, quant à eux, exagèrent volontairement le rôle joué par cette excentrique aussi voyante que bruyante, qui devient ainsi une cible facile pour leurs moqueries.
Soudain, Théroigne se met en retrait, ne fréquente plus ses amis puis disparaît même de la scène politique. Les raisons ? Elle mène un train de vie au-dessus de ses moyens et s’endette toujours d’avantage. Elle doit maintenant faire face aux créanciers. De plus, elle sait que le tribunal du Châtelet, qui l’accuse d’avoir pris part aux excès des 5 et 6 octobre, à Versailles, a lancé une information contre elle. Elle estime donc plus prudent de se retirer momentanément et retourne dans son pays natal. Théroigne retrouve donc son village de Marcourt avec beaucoup de mélancolie et de tendresse. Car même très attirée qu’elle est par Paris elle y tient, à son village. Elle exprime dans une lettre sa joie de retrouver ses racines : « Je ne puis exprimer le plaisir que j’éprouvais, à revoir mon village, la maison où je suis née, mon oncle, mes anciennes camarades ; j’oubliais pour ainsi dire la Révolution française ; j’allais tous les soirs à la veillée…» Elle profite de ce séjour pour renouer avec l’un de ses frères, établi à Liège, et s’installe dans cette ville. Certains prétendent qu’elle a gagné la principauté pour y fomenter une révolution. C’est là qu’en février 1791, des agents à la solde des Pays-Bas autrichiens l’enlèvent et l’emmènent au Tyrol. Ils la séquestrent avant de la conduire à Vienne où elle est remise en liberté seulement dix mois plus tard. De retour à Paris, son enlèvement ne la rend que plus populaire. On la voit parcourir les quartiers populaires et haranguer les foules. La nouvelle gloire de l’« Amazone rouge » est cependant éphémère. Ses excès de langage lui attirent de solides inimitiés. En commettant l’imprudence de s’attaquer à Robespierre, elle s’aliène beaucoup de ses amis politiques et est désavouée par Robespierre lui-même, dont l’influence commence à grandir.
Le 15 mai 1793, Théroigne se rend à la porte de la Convention pour assister à la séance. Une forte escouade de femmes de la Halle, des mégères jacobines, garde les portes des tribunes. Théroigne, qui se présente à l’une d’elles, est prise à partie et insultée par des partisanes de Robespierre, qui l’accusent de modérantisme. Ne se laissant pas intimider, notre « belle Liégeoise » veut forcer l’entrée. Les gardes la saisissent alors à bras-le-corps et, tandis qu’une d’elles lui relève ses vêtements, les autres la fouettent le cul nu en public comme une enfant, sur la terrasse des Feuillants, devant les portes de la Convention. Marat, qui passe par là, prend Théroigne sous son bras, la sauvant ainsi de la fureur des femmes. L’irréductible « féministe », battue par des femmes, c’est un comble ! Elle se retire dès lors de la vie active, tout en s’occupant encore de ses affaires privées et de ses petits intérêts financiers.
Le choc nerveux que Théroigne ressent lors de cette humiliation publique est si important que son cerveau est ébranlé. Ce choc est également causé par l’impression d’un échec de la Révolution et la vie tendue et fiévreuse qu’elle mène depuis si longtemps. Elle semble de plus en plus sous-estimer la portée de ses paroles et actes. Elle est également fréquemment en proie à des hallucinations. Au printemps 1794, elle commence à réellement sombrer dans la démence. Elle est mise en interdit le 30 juin de cette même année. Le 20 septembre, sa folie est officiellement reconnue ; fait qui, certainement, lui permet d’échapper à la guillotine, à l’instar d’autres femmes de la Révolution, telles Olympe de Gouges ou Madame Roland.
Elle est hospitalisée le 11 décembre dans une maison de santé du faubourg Saint-Marceau. Elle a encore, même alors, des moments de lucidité, pendant lesquels elle écrit à toutes les personnalités – entre autres à Saint Just, son ancien ennemi – pour obtenir un secours. C’est même la lettre adressée à celuici qui est le dernier écrit de Théroigne que l’on possède. À la Salpêtrière où elle est internée, elle est considérée comme un cas célèbre de mélancolie. Sa démence devient folie furieuse avec le temps. En 1797, la malheureuse est à l’Hôtel-Dieu puis en 1799, on la retrouve à la Salpêtrière et enfin, en 1800, aux Petites-Maisons, où elle séjourne sept ans. En 1810, sa maladie s’aggrave encore. Obsédée par le sang, elle vit nue et verse sur son corps des baquets d’eau glacée. Le 9 juin 1817, la longue et lamentable agonie de Théroigne de Méricourt se termine. Pendant vingt-trois ans, elle aura porté le deuil de la Révolution.
En tant qu’une des premières féministes de l’histoire, sa vie inspira Charles Baudelaire dans les Fleurs du Mal. Sarah Bernhardt lui prêta sa voix au théâtre. Son destin est également à l’origine du roman Et embrasser la liberté sur la bouche de Philippe Séguy ; un opéra Théroigne de Méricourt sera écrit en 1900. On ne s’étonnera pas de voir aussi un peintre romantique comme Delacroix s’emparer d’un personnage aussi fascinant pour en faire la pièce maîtresse d’une œuvre mondialement connue : La Liberté guidant le peuple.
Si la « belle Liégeoise » revenait aujourd’hui dans son pays natal elle chercherait en vain, de Terwagne au cimetière du village, une statue la représentant ou une trace quelconque de cette ancienne famille. La maison natale a été rasée en 1873, à la demande du curé Houba, car elle attirait trop de curieux. Le bâtiment devait l’ennuyer car il se dressait exactement en face de son église. Un office du tourisme a aujourd’hui été construit à sa place. Il reste cependant un souvenir d’Anne-Josèphe, le premier de sa vie, son certificat de baptême. Mais les touristes, quand il y en a, demandent-ils des informations sur cette jeune fille du lieu, « l’Amazone rouge », « la belle Liégeoise », « la furie de la Gironde », qui fut à Paris au temps de la Révolution française ?
[1] « La liberté guidant le peuple », qui inspire la couverture de cet ouvrage, hormis le drapeau qui, de français est devenu belge par clin d’œil, est une huile sur toile réalisée par Eugène Delacroix en 1830. Ses dimensions sont de 259 × 325 cm. Le tableau est exposé au musée du Louvre-Lens. La scène se passe le 28 juillet 1830, pendant les Trois Glorieuses. Le tableau représente une des nombreuses barricades installées dans Paris durant la Révolution française. Ces hommes sont guidés par une femme dénudée, drapeau tricolore en main. Elle est entourée par Gavroche et un bourgeois. Le tableau est peint comme une pyramide, en son sommet ressort le rouge flamboyant du drapeau français, sur des couleurs plus sombres. Cette toile est militante, elle représente toutes les couches sociales d’un peuple révolté. Cette femme est le symbole de leur liberté. Marianne est encore aujourd’hui la République française. Cette Marianne fut inspirée à Eugène Delacroix par les nombreux récits épiques de la « belle Liégeoise », lors de la révolution de 1789. Erreur historique ? Non, liberté d’artiste. L’époque romantique est coutumière du fait. C’est le même cas pour un autre tableau inspiré, de Walter Scott, l’Assassinat de l’évêque de Liège, au Louvre de Paris. Présenté d’abord à la Royal Academy en 1830, puis au Salon officiel de 1831, à l’Exposition Universelle de 1855 à Paris et à celle de Londres en 1862, beaucoup d’éléments ne sont en rapport ni avec l’époque, ni avec le lieu. Pour peindre le Palais des princes-évêques qui est pourtant accessible, Delacroix s’inspire de croquis fait au Palais de justice de Rouen et du vieux hall de Westminster qu’il avait visité durant son séjour à Londres.