Les dernières années de Léopold II

Les dernières années de Léopold II

Exposition zoologique !

Lors de l’Exposition universelle de Bruxelles en 1897, une des attractions majeures est celle consacrée au Congo, à Tervuren, qui attire plus d’un million de visiteurs. On y trouve, par exemple, de grandes broderies sur panneaux montrant que la civilisation occidentale est supérieure à l’africaine, le christianisme au fétichisme, le couple à la polygamie. Mieux, on a « importé » 267 Congolais, hommes, femmes et enfants, que l’on fera défiler au son d’une fanfare à Bruxelles, avant de les acheminer en tram à Tervuren, où on pourra les voir vivre dans trois villages reconstitués : un village fluvial, un village de la forêt et, en opposition, un village « civilisé » par les Belges. Dans les deux premiers, les « nègres barbares » dansent au rythme des tam-tams traditionnels, travaillent avec leurs outils rudimentaires, font le tour d’un étang en pirogue, sont exhibés dans des paillotes de bambous… Les avides de « négresses » aux seins nus en auront été pour leurs frais, car elles ont dû revêtir une robe de coton pendant l’Exposition…

Léopold vient lui-même assister au « spectacle » et se fait présenter un chef. Il s’inquiète des indigestions des noirs parce que le public leur donne de la nourriture et des friandises – comme à des animaux de zoo – et en ordonne l’interdiction. On installe alors cette pancarte : « Les Noirs sont nourris par le comité d’organisation. » La nuit, ils sont logés dans les écuries royales…

Lors de l’Exposition universelle de Liège en 1905, c’est une attraction du même genre qui est proposée aux visiteurs, mais il s’agit cette fois d’un village sénégalais, installé en bordure du site de Fragnée. Son succès est également énorme. 

Image ternie

Quand viendra l’heure du bilan, le roi déclarera : « Tout ce que j’ai fait pour mon pays, je l’ai fait sans mon pays. » Les relations de Léopold II avec la nation et ses gouvernements ont en effet été souvent conflictuelles. Ainsi, pour la cérémonie de sa prestation de serment, le 17 décembre 1865, le gouvernement avait manifesté le souhait que la reine et ses enfants siègent à ses côtés, mais le souverain s’y est opposé. À partir des années 1900, le roi perd beaucoup en popularité, en raison de sa liaison avec Blanche Delacroix et de son comportement brutal au Congo, dont les revenus pharaoniques ne profitent qu’à sa fortune personnelle, dépensée principalement à l’étranger, même si le « roi bâtisseur » en a investi une bonne partie sur le sol national dans des projets urbanistiques. Quand sa maîtresse Caroline (ou Blanche) lui donne un second fils, né avec une main déformée, un journal satirique publie une caricature du roi tenant dans ses bras l’enfant et, autour de lui, des cadavres de Congolais aux mains coupées, le tout sous-titré : « La vengeance du Très Haut. » Le sujet ne lui fait pas éprouver le moindre regret, au contraire – révèle l’historien Hichschuld en 1998 –, c’est lui qui joue au martyr offensé : « Je suis las d’être souillé de sang et de boue ! », confie-t-il à un aide de camp le 31 janvier 1899. Ou encore, un peu plus tard, quand, sur une caricature allemande, on le voit couper lui-même des mains avec sa propre épée, il réagit avec humour noir : « Les mains coupées, mais c’est idiot !… Je leur couperais bien tout le reste mais pas les mains. C’est la seule chose dont j’ai besoin au Congo ! » Colonie – soulignons-le – dans laquelle il n’a jamais mis les pieds.

Ces critiques sont-elles fondées ? Les témoignages foisonnent, à commencer chez les concurrents coloniaux anglais qui ont pris l’initiative des attaques. La presse anglaise fut la première à tirer à boulets rouges sur ce roi qui voulait s’emparer du plus de caoutchouc possible pour l’industrie automobile, ce qui exigeait des indigènes un travail harassant. Les soldats, à la solde des colons, débarquaient dans un village, pillaient tout, prenaient les femmes en otage et les gardaient jusqu’à obtention du quota de caoutchouc exigé. Quand ils ne les revendaient pas à leurs « propriétaires », ils les violaient, les torturaient, les exécutaient si les quotas n’avaient pas été atteints. Il s’agissait véritablement là de la politique de Léopold. D’ailleurs, des consignes sur la manière de faire des otages figuraient dans le « Manuel du voyageur et du résident au Congo » que l’administration remettait à ses agents.

Cette pratique eut pour conséquence le supplice des mains coupées. Les officiers européens exigeaient la preuve que les balles étaient utilisées pour abattre quelqu’un, et non pour chasser ou pour préparer une mutinerie. Cette confirmation, c’était une main coupée au cadavre… En fait, on coupait plus fréquemment les mains à des indigènes vivants, pour justifier une balle en réalité utilisée pour chasser. On leur réservait généralement le même sort s’ils ne satisfaisaient pas aux quotas exigés.

Aussi n’est-il pas étonnant que l’humour sarcastique de Léopold lui revînt un jour en pleine figure par effet de boomerang. Lorsque le roi présenta à une assemblée le Premier ministre catholique Auguste Beernaert en le qualifiant par plaisanterie du plus grand cynique du royaume, celui-ci rétorqua du tac au tac : « Mais je ne me permettrai pas d’avoir la préséance sur Sa Majesté… »

Le parlement : une baraque !

Le parti socialiste, devenu puissant à la fin du règne de Léopold II, critiquait ouvertement la politique congolaise du roi, considéré comme le symbole même du capitalisme exploiteur. La haine qu’il lui témoignait dans la presse de gauche et au Parlement n’était pas pour atténuer le mépris du souverain à l’égard du Palais de la Nation. Depuis longtemps, d’ailleurs, quand il était dans son palais du centre de Bruxelles, il l’appelait volontiers « la baraque d’en face ». Depuis l’arrivée des socialistes au parlement, en 1894, le roi n’y mit jamais plus les pieds. Et quand son successeur y prêta serment, il fut chahuté sur les bancs socialistes.

Digne de Cyrano

Léopold II était doté d’un appendice nasal proéminent. Marie-Henriette prenait un malin plaisir à le taquiner en l’appelant à l’occasion « grand nez ». Ainsi, à propos du Congo : « Dans cette histoire, le grand nez va sûrement se fourrer dedans. »

Un ogre

Le roi est plus un gros gourmand qu’un fin gourmet. Son déjeuner se compose de pain accompagné de cinq œufs au moins et d’un pot entier de marmelade. Au menu du dîner : potage, soufflé ou bouchées de volaille, viande (gibier, bœuf, veau ou poulet) chaude puis froide, légumes dont le préféré était l’asperge. Il pouvait en dévorer deux bottes au cours d’un seul repas. Le souper, au cours duquel il reprenait souvent du rôti de gibier, se clôturait toujours par de la pâtisserie variée, car il était friand de sucreries. Il raffolait de petits gâteaux.

Signalons par ailleurs que, dans les premières années de son règne, il fumait beaucoup de cigares, mais des maux de gorge récurrents l’ont contraint à cesser.

Humour royal

Quand Léopold II est venu en visite à Huy, les édiles lui firent goûter le vin local, qui leur valut les compliments du roi. Ravi, l’un d’eux s’exclama : « Mais, Sire, nous avons du bien meilleur encore ! » « Ah !, répond le roi, comme vous avez bien fait de le garder pour une meilleure occasion ! »

Un jour, à Luchon (Haute-Garonne), le souverain se fait tailler la barbe par un coiffeur qui lui réclame pour la besogne la somme exorbitante pour l’époque de 20 francs. Léopold II sort de sa poche une pièce de 40 sous et lui dit :

« Voici deux francs. C’est une pièce belge et neuve. Vous y verrez ma tête, puisque vous avez voulu vous la payer ! »

Le monarque avait un sosie appelé Valère Mabille. Un jour qu’il se promenait à Paris avec un officier d’ordonnance, le monarque voit son portrait exposé à une vitrine, aux côtés de celui de Cléo de Merode, danseuse et maîtresse du roi évoquée plus haut. Le souverain déclare : « Oh, ce pauvre monsieur Mabille, il doit être bien ennuyé ! »

Pensées et réflexions de Léopold II

Le roi était très philosophe, pensait et raisonnait beaucoup. Voici quelques-unes de ses meilleures réflexions sur son époque :

« Les hommes intelligents sont généralement égoïstes et les dévoués souvent peu intelligents. »

«Il faut se laisser donner un coup de pied de temps en temps, mais à condition de pouvoir en rendre trois, sinon on n’y trouverait pas son compte.»

« Les Belges sont des ronchonneurs. »

« Il faut constamment cravacher les Belges pour obtenir quelques progrès. Ils n’aiment pas cela et se rebiffent alors. »

« Les pires ennemis de la Belgique, ce sont les Belges. La Belgique est le pays du dénigrement. On se dispute trop. Il n’y a pas de patriotisme. On se mange les uns les autres. »

« Les critiques de certaines presses, c’est de la nourriture pour imbéciles ! On me jugera après ma mort. »

« Si je ne me défends pas, on prétend que les faits sont exacts ; si je me défends, on dit que les témoignages invoqués sont faux. »

C’est le roi Léopold qui a mis son casque à l’envers…

Le 28 janvier 1904, l’empereur reçoit à Berlin Léopold II avec lequel il a une longue conversation en tête à tête. Pour l’occasion, le roi des Belges a revêtu son uniforme du régiment de dragons prussiens dont il est colonel d’honneur. Le Kaiser lui propose de participer avec son armée à l’annexion de la Flandre française, de l’Artois et des Ardennes pour reconstituer le fier Etat bourguignon, lui assène que, « dans une guerre européenne, quiconque ne serait pas avec moi, serait contre moi », ou encore que « si la Belgique ne marchait pas avec moi, je ne me laisserais guider que par des considérations stratégiques ».

Ensuite, le feld-maréchal Karl von Bülow témoigne :

« On devait dîner à huit heures et le Roi doit partir immédiatement après. Tous les invités étaient présents. Le visage défait du Roi me frappa aussitôt. À table, et contre son habitude, Léopold II adressa à peine la parole à sa voisine, l’Impératrice. Dès la fin du dîner, il se leva pour se rendre à la gare avec Guillaume II. En passant, il me serra la main et me dit à voix basse, mais d’un ton grave et catégorique : “L’Empereur m’a dit des choses épouvantables ; je compte sur votre bonne influence, sur votre sagesse et sur votre savoir-faire pour éviter de grands malheurs.” Au retour de la gare, un des aides de camp de l’Empereur me demanda tout effrayé : “Qu’a donc le Roi des Belges ? Il paraît y avoir eu un éclat. Le vieux souverain avait l’air sens dessus dessous ; il a mis à l’envers le casque de son régiment de dragons prussiens, avec l’aigle par derrière !” »

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