L’Atlas V : Les héros du fleuve

L'Atlas V : Les héros du fleuve

Le principal héros de ces deux fantastiques épopées, dont la plus connue est celle de l’Atlas, du nom du bateau qui servit à l’accomplir, est le courageux capitaine herstalien Jules Hentjens. Né le 13 février 1883 à Herstal d’un père déjà maître-batelier, il a 31 quand la guerre éclate, il est marié et aussi père de trois enfants. Parmi les pilotes de la Meuse, il a la réputation d’avoir de l’audace et de l’endurance.

L’autre héros est aussi de fer, mais ce n’est pas un homme, c’est un bateau, l’Atlas V, un remorqueur de vingt-trois mètres cinquante de longueur, cinq mètres cinquante de largeur et de trois mètres cinquante de hauteur, qui passe ses journées à parcourir la Meuse. On a gardé en mémoire l’épisode de l’Atlas V, mais le capitaine Hentjens, à ce moment-là, n’en était pas à son coup d’essai. Il avait déjà aidé un bateau à forcer le passage vers la Hollande.

En décembre 1916, Hentjens apprend que le pilote du remorqueur allemand Anna, amarré sur la Meuse, est un Alsacien avec qui il a déjà travaillé avant 1914. Cet Alsacien, du nom de Joseph Zilliox a été enrôlé de force, en raison de ses origines alsaciennes, dans l’armée allemande.

L'Atlas V

Depuis l’invasion, de nombreux Belges, coincés derrière la ligne de front, veulent rejoindre l’armée en passant par la Hollande puis l’Angleterre. Hentjens se dit que la présence de Zilliox peut être une belle opportunité d’aider certains à passer la frontière. Il part se rappeler au bon souvenir de l’Alsacien et tous les deux décident de monter une opération clandestine destinée à faire passer une quarantaine de futurs combattants sur le sol batave. Ils décident de tenter le coup de force durant la nuit du 4 décembre 1916. La nuit choisie étant venue, Zilliox mélange un narcotique aux boissons de ses deux membres d’équipage, ce qui permet aux 42 fuyards de monter à bord de l’Anna. 

Jean Thonnart, professeur à l’Académie des Beaux-Arts de Liège, un des organisateurs de cette première évasion fluviale, raconta cette épopée en 1932 pour le journal « La Volonté ». Voici ce qu’en dit, 16 ans après les faits, un des principaux protagonistes : « Après de multiples tâtonnements, le départ est fixé au 5 décembre 1916. Le remorqueur « Anna » qui devait servir au passage est amarré à Devant-le-Pont. Toutes les précautions sont prises. 

L’Alsacien Joseph Zilliox et Paul de Pollignie dit « Arthur » semblent indécis ; les bateliers prétendent, en effet, que les eaux sont trop basses et que jamais nous ne passerons. Moi, j’ai pleinement confiance ; quelque chose me dit que l’on doit réussir, et je décide l’Alsacien à venir avec moi relever le niveau de la Meuse à l’écluse de Visé.

Après une marche pénible par les champs, les jardins et les chemins détournés, nous arrivons près de la maison de l’éclusier. À l’aide d’une longue perche, nous sondons le fleuve : il a 2 mètres 24 de profondeur, alors que notre « Anna » ne jauge que 1 mètre 90 avec chargement ; nous devons passer, l’Alsacien est de mon avis, donc l’expédition est décidée. Nous ouvrons l’écluse d’amont très tranquillement ; puis dans la nuit noire, m’orientant je ne sais trop comment, je finis par retrouver la maison où l’on conspire. Paul de Pollignie ne sait cependant encore quel parti prendre, mais moi je suis décidé. Je divise mon monde en trois groupes et je pars avec le premier groupe pour l’embarquement. 

Tout est calme, seules les lumières du nouveau pont allemand mettent des points lumineux dans la nuit. Je marche lentement en tête de mon peloton silencieux ; sans encombre, nous arrivons au bateau où l’Alsacien nous attend, puis je retourne, toujours par le chemin des champs, chercher le 2e groupe. J’ai une telle confiance et je me sens si bien en sécurité dans cette zone interdite que je décide de conduire ensemble les 2e et 3e groupes.

Malgré le grand nombre de personnes se suivant dans de mauvais chemins de halage, tout se passe dans le calme le plus absolu. Paul de Pollignie passe le dernier sur la frêle planche qui nous relie à la rive. Mais arrivé sur le pont du remorqueur, l’Alsacien m’explique que dans la cabine arrière, un des boches se remue et ne semble pas du tout anesthésié comme il aurait dû l’être par la boisson ingurgitée. Rapidement, nous décidons de faire descendre les passagers dans la partie centrale du remorqueur réservée au charbon et au chauffeur.

La vieille Écluse de Visé à l'heure actuelle

Et à la grâce de Dieu : il faut agir ! Nous retirons la planche qui nous unit à la berge et nous poussons le bateau au milieu du bief.

Paul de Pollignie est près de moi à l’avant du bateau. En ce moment, une forme blanche émerge du capot arrière, c’est le boche qui s’est réveillé et qui vient prendre l’air sur le pont pour lutter contre les influences du narcotique ; il lui semble très étrange que son bateau ne soit plus amarré. Nous n’y prenons garde, et le boche se tait. Je me suis couché sur le pont avant, de Pollignie est près de moi ; j’arme mon revolver pour parer à toute éventualité.

Heureusement, car le boche qui s’est ressaisi se précipite vers moi, mais je n’ai pas même le temps de le viser, l’Alsacien l’a terrassé et lui a entouré la tête de son veston ; de Pollignie lui saute à la gorge, pendant que je lui maintiens les mains ; le malheureux hurle et râle pitoyablement, de Pollignie desserre son étreinte, et l’Alsacien lui promet la vie sauve s’il consent à passer avec nous en Hollande. Le boche, qui venait de voir la mort de près, accepte sans discussion ; nous le descendons à fond de cale et je lui laisse une garde avec consigne de l’abattre au moindre mouvement de rébellion. 

Dans les environs, les sentinelles allemandes n’ont sans doute rien entendu, car elles continuent leur lente promenade, inconscientes du drame qui vient de se passer. Mais il y a encore deux boches sur le bateau. Pour éviter toute nouvelle surprise, nous les éveillons, le canon du revolver sur la tempe et, bon gré mal gré, ils acceptent de passer avec nous en Hollande ; le chef de l’équipage boche, malgré que je le sente encore hostile, donne sa parole de se tenir coi, une garde, revolver au poing l’empêcherait d’ailleurs de faire un mouvement. Nous sommes maintenant maîtres du bateau. L’Alsacien va chercher trois barques qu’il amarre aux flancs de l’Anna. Pendant ce temps, notre chauffeur s’évertue à faire monter la pression dans la chaudière, mais il ne s’y connaît pas du tout.

Nous n’avons plus de temps à perdre. Je retourne près de l’Allemand à moitié étranglé, toujours haletant, et je lui intime l’ordre de venir reprendre son poste de chauffeur. La crainte le fait céder. Il se met aussitôt à la besogne et obtient un feu magnifique ; la pression commence à s’élever.

De Pollignie, M. Collette et moi, nous revêtons les capotes grises des « feldgrau » du bord et, fusil en bandoulière, nous commençons la manœuvre. L’Alsacien est à la barre. Très doucement, nous entrons dans le sas de l’écluse. Nous refermons la porte-amont et nous ouvrons les fenêtres d’eau ; mais, soit que celles-ci, ouvertes trop rapidement, aient été la cause de remous violents, ou bien ai-je donné trop peu d’amarres au bateau, toujours est-il que celui-ci vient écraser avec fracas, contre le mur de l’écluse, la barque attachée à son flanc droit.

Les sentinelles allemandes de la rive assistent à cette étrange manœuvre de nuit, sans sourciller, sans un mot, sans un geste. Nous ouvrons maintenant la porte-aval et enlevons les amarres. La pression de la chaudière est de dix atmosphères.

Impassible, l’Alsacien donne le signal du départ. Nous quittons doucement l’écluse et nous voici en pleine Meuse. Déjà le nouveau pont de Lixhe est dépassé, l’allure s’accentue et bientôt, nous filons sur l’eau glauque.

Les lumières du poste-frontière semblent accourir vers nous. Mon fusil d’une main, ma montre de l’autre, je suis couché à l’avant du bateau, et je m’évertue à ne penser à rien. Tout à coup, une immense étincelle jaillit : il est 5 h 27 du matin, le câble électrique est coupé : une deuxième étincelle plus faible se produit, c’est le câble protecteur qui cède également. L’Alsacien pousse un cri de joie et lance des imprécations vers les Allemands que l’on voit courir sur la berge ; à ce moment, l’hélice s’enroule dans le câble qui vient d’être rompu et brise le gouvernail. L’Anna file cependant toujours. Les Allemands qui commencent sans doute à se rendre compte de ce qui se passe, nous éclairent de leurs projecteurs, mais ne tirent pas.

Heureusement pour nous, le remorqueur s’en fut tout seul s’immobiliser dans la vase à une trentaine de mètres de la rive hollandaise où nous débarquons en poussant des hourras frénétiques.

Zilliox, revenu plus tard en Belgique comme attaché au service d’espionnage des Alliés, fut arrêté, condamné à mort et exécuté à la Chartreuse de Liège le 25 juillet 1917. M. Hentjens put se soustraire aux recherches de la police allemande, en se rendant en Hollande un mois plus tard par le même moyen, mais d’autres Belges furent impliqués dans cette affaire et sept d’entre eux furent fusillés : MM. Camille Henrotte, Clément Lecocq, Jean Lejeune, Jacques Lelarge, Adrien Richter, Henri Watelet et Godfried Wiertz. On voit à quoi s’exposaient en secondant nos jeunes gens ceux qui voulaient aller défendre leur patrie ! »

La Chartreuse de nos jours

L’expédition de l’atlas V

Quelques semaines plus tard, Jules Hentjens, qui sait que les Allemands recherchent, parmi les bateliers, ceux qui auraient pu aider l’Anna, comprend qu’il vaut mieux qu’il se mette à l’abri.Tant qu’à le faire, il veut en profiter pour refaire le coup de l’Anna, mais en passant avec un bateau plus grand, permettant d’embarquer bien plus de futurs soldats.

Seules les crues hivernales de la Meuse permettent de rejoindre les Pays-Bas, Hentjens sait qu’il ne faut pas tarder. La seconde escapade fluviale vers la Hollande est donc fixée une première fois au 24 décembre, mais la Meuse a tellement grossi qu’il serait impossible pour le remorqueur de passer sous les ponts. Jules doit se résigner à attendre que le niveau de l’eau baisse. Le nouveau départ est fixé à la nuit du 3 janvier 1917.

Jules doit d’autant plus se dépêcher que les Allemands lui font savoir qu’ils ont besoin de lui et de son remorqueur pour le 4 janvier. Hentjens, avec beaucoup d’ironie, leur répond qu’ils peuvent compter sur lui et qu’il leur donne sa parole que le 4, à 8 heures, il aura levé l’ancre !

Méticuleux jusque dans les moindres détails, Jules Hentjens a tout prévu, les hauteurs de passage sous les ponts, des plaques d’acier et de bois pour protéger pilote et gouvernail, un remplaçant potentiel, Charles Balbour, qui en raison de son poste de cantonnier des ponts et chaussées, connaît lui aussi le cours capricieux du fleuve, des points de ralliement à divers endroits où les candidats à l’évasion apprennent, une fois arrivés, où ils vont embarquer.

En quelques heures, le soir du 3 janvier, plus d’une centaine de personnes se glissent dans les cales de l’Atlas V sans éveiller l’attention d’aucun Prussien. Un peu avant minuit, profitant de la relève des sentinelles de l’écluse de Coronmeuse, l’Atlas quitte doucement son quai d’amarrage et se laisse happer par le fort courant de la Meuse qui doit l’emporter vers la liberté. 

Dans le silence et sans attirer l’attention d’aucun soldat allemand, le bateau voit défiler Herstal, Jupille, Wandre. Ce n’est qu’à Argenteau, quelques kilomètres avant Visé, que les premiers coups de feu se font entendre. Les faisceaux de puissants projecteurs trouent la nuit pour illuminer le remorqueur que les mitrailleuses arrosent maintenant généreusement de leurs projectiles, les gerbes d’eau grandissent partout autour du remorqueur. Un canot se lance à leur poursuite, mais coule dans le sillage de l’Atlas.

Hentjens, bien protégé par son blindage de fortune, à chaque fois qu’il entend les balles s’écraser contre l’acier, comme pour conjurer le sort pousse un joyeux : « Trop petits, les amis ! », sans pour autant quitter le fleuve des yeux, car il sait qu’il doit éviter certains îlots vers lesquels la violence du courant le dirige et où il pourrait s’échouer.

Les passagers, coincés sans rien voir dans la cale, ne peuvent que subir en entendant le bruit de la mitraille ; à aucun moment pourtant la panique ne s’empare d’eux.

Nouvelle embûche, en aval du pont de Visé, un pont supplémentaire construit par les Allemands. Le glorieux capitaine sait que, même lentement, et avec des eaux calmes, passer en dessous serait difficile. Alors, cette nuit, dans ces conditions, il ne voit qu’une seule solution : foncer tout droit.

Ce qu’il fait sans sourciller et en faisant s’écrouler le pont sur plus de vingt mètres. Le choc est tel que les passagers pensent que c’en est fini de leur aventure. Mais il n’en est rien. Le bateau continue sa course folle vers la liberté. Dernier obstacle, peu avant la frontière, les Allemands ont placé sur le fleuve, pour garder le passage, un grand phare sur un radeau. Il est bondé de soldats en armes.

Hentjens qui a vu le danger n’hésite pas. Comme pour le pont, il se dirige droit dessus et l’éperonne de toute la force de son petit bâtiment. En quelques dizaines de secondes, l’eau se referme sur le radeau, le projecteur et les mitrailleuses qui, quelques instants auparavant, représentaient encore un sérieux danger.

Il ne reste plus qu’une dernière barrière entre les Belges et la liberté, un câble électrique et des chaînes qui barrent le fleuve sur toute sa largeur. Ce qui a fonctionné deux fois fonctionnera une troisième fois, la course folle du bateau fait se rompre aussi bien le câble que les chaînes. Il est aux alentours d’une heure du matin, l’Atlas et le capitaine Hentjens ont quitté Liège depuis une heure environ quand ils savent qu’ils ont réussi, ils sont en Hollande, libres !

Les habitants d’Eijsden, le premier village hollandais où ils arrivent sont réveillés et font une véritable ovation aux Belges qui débarquent. Les évadés, émus et pas encore conscients de ce qui leur arrive, déploient un drapeau aux couleurs noir, jaune, rouge et entonnent une vibrante Brabançonne. Remis de leur folle équipée, nos compatriotes sont recueillis par un Belge vivant sur place et qui leur offre le gîte et le couvert.

Entrée de la Meuse à Eijsden (Pays-Bas)

Dans la Cité Ardente, au petit matin du 4 janvier 1917, la nouvelle de l’évasion est connue et fait l’objet de toutes les discussions. L’occupant allemand, lui, essaie de comprendre, court dans tous les sens et cherche des responsables aussi bien dans ses rangs que dans la population civile.

Le propriétaire de l’Atlas V est obligé par les autorités d’aller récupérer son bien en Hollande et de le ramener à Liège où il s’amarre à nouveau quatre jours plus tard.

La famille du capitaine Hentjens est bien entendu victime de représailles : l’épouse et la sœur du héros de l’Atlas sont arrêtées, avec d’autres personnes et condamnées à de lourdes peines de prison. Edmond, un des jeunes enfants du capitaine vivra même plusieurs mois en prison avec sa mère alors qu’il n’est encore qu’un bébé.

Une fois l’armistice venue, l’épouse du capitaine et sa sœur sont libérées de leur prison de Bruxelles. Sans tarder, elles prennent à pied la route de Liège. Le même jour, Jules quitte la Hollande pour, lui aussi, rentrer à la maison. À peine arrivé, rassuré sur le sort de ses enfants placés dans un pensionnat, il apprend ce qu’il est advenu de sa femme, de son dernier-né et de sa belle-sœur. Aussitôt, il prend la route de Bruxelles et le destin faisant parfois bien les choses, il les retrouve sur la route un peu après la commune d’Oreye.

En 1930, l’Atlas V naviguait toujours comme remorqueur sur la Meuse.

En l’honneur de cet exploit, un important pont de Liège reçut le nom de l’Atlas V.

Une petite plaque commémorative est apposée à une des entrées du pont. Charles Balbour tomba dans l’oubli. De retour à Dinant, il perdra la vie en plongée, le 13 mai 1924, lors des travaux de reconstruction du pont de sa ville. Il est inhumé au cimetière de Foqueux. La Ville de Dinant s’est souvenue de son héros en apposant une plaque commémorative non loin du pont. Une place en contrebas de la collégiale porte aujourd’hui le nom de « Place Charles Balbour ».

Jules Hentjens devint une véritable légende à Liège et décéda le 2 août 1938 à l’âge de 55 ans. Sa descendance est restée dans la commune d’Herstal. On déplorera qu’aucune rue, avenue ou place publique ne porte le nom du vaillant capitaine de l’Atlas V.

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