La rue, miroir de la vie

À l’intérieur de la ville, les rues étaient autant de couloirs. Entourées et protégées par les maisons hautes qui les bordaient, ces veines, grouillantes d’animation, irriguaient l’organisme urbain. Leur étroitesse rendait difficile le passage des litières, des attelages et des animaux de bât, en majorité des ânes. En 1280, l’actuelle rue Josaphat à Schaerbeek s’appelait rue des Ânes. À Liège, la rue de l’Épée, perpendiculaire à la rue Neuvice, est toujours un coupe-gorge exigu.

Il est attesté à Anvers, en 1597, que certaines artères étaient à ce point embouteillées qu’il n’y avait plus moyen de passer et qu’il fallait faire un détour de trois ou quatre rues pour échapper à la cohue. L’Édit politique du roi Charles II, publié le 6 février 1699, applicable à notre pays, condamnait entre autres à une amende de 3 florins ceux qui, tant à pied qu’à cheval, chariot et carrosse, empêchaient le libre passage dans les rues.

Les entrées de cave, qui s’ouvraient sur la rue, contribuaient à le gêner. À Bruxelles, pour leur bouche, il fallait payer une redevance au duc de Brabant. C’est par elle que les encaveurs descendaient barriques de vin, tonneaux de bière ou autres marchandises.

Les maisons en encorbellement obscurcissaient les rues et rendaient encore plus malaisé le passage du charroi : leur premier étage empiétait de 60 cm environ sur la chaussée, bien davantage au second et, au troisième, on touchait presque la demeure d’en face en tendant le bras. Dans une surface intra-muros étriquée, il fallait en effet bâtir en hauteur.

À Namur, chaque maison abritait en moyenne 10 personnes, mais leur nombre pouvait monter jusqu’à 30 dans les masures des quartiers populeux. L’atelier ou le magasin occupait le rez-de-chaussée. Les commerçants étaient en contact direct avec les passants, tout comme les chirurgiens-barbiers quand ils rasaient, coupaient les cheveux ou pratiquaient une saignée censée débarrasser le corps des mauvaises humeurs. Les volets s’ouvraient en deux parties, horizontalement.

Comme les maisons et les boutiques ne portaient pas de numéros, elles étaient désignées par des enseignes. Au Moyen Âge, il s’agissait presque exclusivement de tableaux appliqués sur la devanture, ou de tôles peintes suspendues à une tringle de fer ouvré. À quoi bon en faire des oeuvres d’art, quand elles risquaient d’être arrachées par les voitures !

Les enseignes portaient des noms parfois curieux. À Liège, par exemple, on trouvait l’Homme sauvage, l’Anneau d’or et le Petit mouton, placé quant à lui sur une maison de la place du Marché, habitée en 1294 par Baudouin du Lion… Généralement, un pot d’étain désignait les boutiques des poissonniers et les tavernes ; une boule de verre, les maisons des chirurgiens ; un mortier, les officines des apothicaires ; un cygne, les lavoirs. Le Lion d’Or, l’Anneau d’Or, le Cheval Blanc ou la Tour d’Argent étaient réservés aux auberges. Souvent, l’enseigne de la première maison baptisait toute l’artère comme, dans le Carré, celles du Pot d’Or, de la Tête de Boeuf ou du Mouton Blanc. Bien souvent aussi, les habitations étaient désignées par rapport à telle fontaine, à tel édifice voisin ou à telle statuette pieuse sculptée ou nichée au-dessus d’une porte d’entrée. Ou encore, plus simplement, par le nom de la personne ou du chef de famille qui l’habitait.

Quant aux trottoirs, ils n’existaient pas. Seules d’énormes bornes de pierres accolées au pied des maisons, appelées boutisses dans la principauté de Liège, empêchaient les véhicules de dégrader les façades ou de rouler sur les pieds des passants.

Par temps de pluie, les piétons pataugeaient dans une boue infâme. Vu l’absence de gouttières, l’eau des toits s’y déversait directement. Les rues en pente recueillaient la crasse charriée par les eaux et devenaient impraticables. Au Moyen Âge, à peu près seules les rues du centre étaient pavées, mais grossièrement. Le caniveau central de ces artères, légèrement incurvées, transformait lui aussi la voie publique en marais stagnant et fétide. Mieux valait marcher le plus près possible des maisons. Le savoir-vivre, d’ailleurs, invitait le peuple à laisser tenir le haut du pavé aux personnes de haute condition.

La nuit, l’insécurité était totale. On risquait fort de tomber sur des malfaiteurs. Un vieux proverbe flamand du Moyen Âge avertit les gens qu’entre minuit et une heure, la mauvaise engeance se met en route. On pouvait aussi tomber dans une rivière, marcher ou chuter dans les tas d’ordures ou de fumier que les habitants accumulaient devant chez eux, ou encore buter contre les charrettes abandonnées. Il était de toute façon strictement interdit de circuler sans torche la nuit ou sans falot au crépuscule, après que la cloche de la tour ou du beffroi communal eût sonné. À Namur, un règlement du Magistrat de la fin du XVIIe siècle montre que des mesures très strictes étaient prises à l’égard des contrevenants. Et même à l’égard des amoureux qui donnaient des aubades la nuit sous les fenêtres des filles, d’autant plus qu’en cas de concurrence, la violence n’était pas rare :

« Tous ceux qui se trouveront dans une rue sans lumière après dix heures du soir en été et, en hiver, après que la cloche eût sonné à 9 h, paieront une amende de 3 florins. Les marchands de vin, revendeurs de bière, chocolatiers, cafetiers, revendeurs de brandevin et d’autres liqueurs ne pourront recevoir quelqu’un dans leurs maisons sous n’importe quel prétexte, après les 9 heures du soir en hiver et 10 heures en été, sous peine de 12 florins pour chaque contravention. Comme des désordres et querelles sont causés fréquemment par les jeunes gens et autres qui rôdent dans les rues la nuit sous prétexte d’aller donner des sérénades, il est ordonné à tous les joueurs de violon et d’autres instruments ou musiciens participants à ces sérénades de faire, au mayeur ou à son lieutenant, un rapport fidèle de ce qui s’est passé, dès le lendemain de bon matin, sous peine de 6 florins d’or d’amende, etc. »

Les gagne-petit avaient tout intérêt à respecter cette ordonnance, car le lendemain, ils devaient se lever à l’aube et, par ailleurs, se coucher tôt permettait d’économiser la chandelle. Celle-ci pouvait être placée dans une lanterne, cylindre de bois ou de métal percé de petites ouvertures et couvert de parchemin, de vessie de porc ou de verre.

Aux XVIe et XVIIe siècles, en période de danger ou d’occupation militaire, les bourgeois furent parfois engagés à placer une chandelle aux portes et aux fenêtres des maisons qui donnaient sur la rue.

À Bruxelles, en 1673, P.P. Merckx – ingénieur et contrôleur des travaux – proposa un plan pour éclairer l’ensemble de la ville grâce à 1 600 lanternes, mais les finances communales ne permirent de concrétiser le projet que partiellement, d’octobre à avril, pendant trois ans. En 1703, la capitale fut éclairée par 3 000 lanternes disséminées çà et là, mais le revenu des impôts ne permit pas non plus de continuer. Il fallut attendre 1755 pour réglementer l’éclairage public. Les occupants des bâtiments importants devaient placer un nombre suffisant de lanternes et les entretenir à leurs frais. Les habitants de plusieurs maisons proches l’une de l’autre étaient astreints à la même obligation pour une lanterne commune. Dès 1772, seules les lanternes à miroir en cuivre argenté furent autorisées.

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