« Cachez ce Degrelle que je ne saurais voir »

« Cachez ce Degrelle que je ne saurais voir »

Le lundi 7 mai 1945, à 2h41 du matin, dans une école de Reims, le général Jodl signe l’acte de capitulation sans condition de l’Allemagne. Les combats prendront fin le 8 mai à 23h01. Toutes les troupes devront, dès cet instant, rester sur leurs positions.

Au cours de cette nuit du 7 au 8 mai 1945, un avion Heinkel III, un bombardier bimoteur, l’appareil personnel de Speer, le ministre de l’Armement du Reich, traverse l’Europe occidentale d’Oslo à Saint-Sébastien.

À bord, six hommes dont le général des Waffen SS Léon Degrelle. L’appareil à croix gammée a décollé vers minuit. Son rayon d’action est de 2100 km, la route de Norvège à l’Espagne compte 2150 km. Il faut jouer serré, voler à régime économique, éviter la chasse alliée. Le pilote Doringen va accomplir ce tour de force.

Pour réduire le survol du territoire allié, l’équipage met le cap sur Anvers soit 1050 km à travers la mer du Nord. Du port illuminé, le Heinkel part vers Bruxelles, Paris, Nantes, soit 700 km au-dessus des zones dangereuses. La navigation se fait à l’estime : pas de cartes à bord, sauf une, de la Norvège, et un atlas de poche. L’altitude est faible pour réduire la consommation. Enfin, voici l’Atlantique, il reste 400 km à parcourir. Théoriquement, cela devrait être possible, mais le niveau de la jauge baisse à vue d’oeil : le Heinkel a trop erré en mer du Nord.

Dans le golfe de Gascogne, le pilote réduit la vitesse et l’altitude, essayant de tenir l’air jusqu’à la dernière goutte d’essence. Par miracle, il va réussir à atteindre la plage de Saint-Sébastien où l’appareil capote dans le sable, puis court se rompre dans la mer.

Il est six heures trente du matin. Moins heureux que ses compagnons, Degrelle a une jambe brisée et quatre fractures à l’épaule. Il est transféré à l’hôpital Mola.

Cette arrivée est accueillie sans enthousiasme par le gouvernement de Franco. Son ministre des Affaires étrangères, José Félix de Lequerica, mène alors une navigation difficile : l’Espagne désire survivre au naufrage de Hitler et de Mussolini. Aucune faute à commettre, malgré l’amitié qui unit Degrelle à Lequerica et à Franco qui avait invité le rexiste officiellement à son grand quartier général, en janvier 1939, et avec lequel il avait encore dîné, à Paris, en juillet 1944, en compagnie de Pierre Laval.

Le 2 mai, déjà, ce même Pierre Laval venant de Bolzano a atterri à l’aérodrome de Barcelone. Pour gagner du temps, Lequerica l’a fait interner à la citadelle de Montjuich.

Heinkel He-111 comme celui utilisé par Degrelle pour fuir en Espagne

Les Espagnols ne veulent ni livrer des réfugiés politiques, ni protéger des criminels de guerre. Certes, ni Laval ni Degrelle ne figurent sur la liste des criminels de guerre, mais les Alliés ont demandé à tous les pays neutres de ne pas admettre sur leurs territoires une liste de personnes « indésirables ». Les deux hommes sont sur cette liste et seuls l’Irlande et quelques pays d’Amérique latine ont refusé de s’engager. Madrid ayant accepté officiellement la demande alliée, Lequerica ne veut pas entamer de procédures d’extradition, mais il n’entend pas que ces réfugiés entravent sa politique.

Dans la presse de tous les pays occidentaux, les insultes pleuvent sur Franco qui abrite des « traîtres ».

Des pressions de plus en plus fortes seront exercées sur Laval pour l’inciter à repartir. Le 21 juillet 1945, Artajo succède à Lequerica. Tenant compte des protestations internationales, il prie Laval de quitter le territoire espagnol à bord de l’appareil qui l’a amené.

On sait quel fut son destin : la prison de Fresnes, un procès, une condamnation à mort, une tentative de suicide, et finalement, le 15 octobre 1945, l’exécution d’un agonisant.

À cette date, Degrelle est toujours à l’hôpital Mola. Alité, puis convalescent.

Le gouvernement espagnol ne sait comment trouver une issue. Le temps de convalescence peut être prolongé jusqu’à une limite raisonnable, mais celle-ci atteinte, il faudra prendre position. Or, Franco veut désarmer l’hostilité des Anglais et des Américains et la présence intempestive de ce général SS est un poids dont il faut se délester.

Après l’expérience fâcheuse de Laval, « la livraison à l’abattoir », disait lui-même le président français, Degrelle n’a pas l’intention de se rendre aux Belges, du moins si on ne lui garantit pas un procès correct.

La presse internationale, et la presse belge en particulier, mènent grand tapage autour de « l’affaire Degrelle ».

Pierre Laval (à gauche) avec le maréchal Pétain (au premier plan) en 1943

Juridiquement, l’affaire est insoluble : il existe entre la Belgique et l’Espagne un traité d’extradition signé en 1870 et le cas Degrelle n’est pas concerné. Le Conseil d’État de Madrid a décidé qu’il n’y avait pas lieu de livrer l’exilé. La solution doit être trouvée sur un plan pragmatique.

Le ministre des Affaires étrangères, Artajo, démocrate-chrétien, non phalangiste, a également des préoccupations d’ordre moral : « Degrelle nous est réclamé, par le canal anglo-américain, au titre d’officier de l’armée allemande arrivé en Espagne revêtu d’un uniforme. Il est extrêmement pénible pour un pays de livrer délibérément à la mort un réfugié. Bien que n’étant pas à l’origine de la décision, je porte encore le remords de l’affaire Laval. Le droit d’asile ne doit pas être un vain mot. Guillaume II fut-il livré par la Hollande ? Et ne suis-je pas forcé de me souvenir qu’aux jours sombres de la révolution de 1936, ici, à Madrid même, je ne dus la vie qu’à la protection de l’Ambassade mexicaine et que je fus évacué par ses soins, hors de la zone rouge ? »

Artajo recherche donc une « solution satisfaisante pour la Belgique et l’Espagne ». Mais, dès la fin de 1945, cette solution semble être le pourrissement, à moins que… Le 4 octobre 1945, les ambassadeurs de Grande-Bretagne et des États-Unis ont fait une démarche auprès d’Artajo. Ils lui ont remis une note sollicitant, « au cas où la demande d’extradition du gouvernement belge serait rejetée, l’insertion de M. Degrelle parmi les officiers allemands dont le rapatriement est demandé par la Commission alliée d’Allemagne ».

Artajo a demandé à l’ambassadeur britannique, à titre officieux et confidentiel, quel sort serait réservé à Degrelle dans le cas où il serait rapatrié en Allemagne. Le Foreign Office a répondu, à titre officieux et confidentiel, que « le susnommé sera livré immédiatement aux autorités belges ». En somme, Degrelle était promis au sort de Laval.

Le gouverneur militaire de la province de Guipuzcoa rend alors visite à Degrelle qui dans son hôpital est au régime de l’« incommunicado » (secret). Il lui signifie qu’étant entré en territoire espagnol sans autorisation, il devra d’ordre du ministère des Affaires étrangères quitter le pays dès sa guérison.

Un allemand, déguisé en abbé, s’introduit dans l’hôpital et vient offrir au prisonnier de le faire évader. Un ancien de la division SS espagnole Azul lui fait passer un revolver. Degrelle est populaire chez eux et de ce fait en Espagne car quand en octobre 1943 Franco, revenant à la neutralité rappela du front russe, les volontaires de sa division Azul, ceux qui voulurent rester et qui se virent retirer la nationalité espagnole furent recueilli par Degrelle et incorporés dans une compagnie de la Légion Wallonie.

Degrelle reste gardé dans son hôpital par une section de vingt soldats et un officier. Parmi eux, le frère de la future reine des Belges, Fabiola La garde n’est pas parfaitement vigilante.

Souvent, la nuit, une fenêtre qui donne sur la rue reste ouverte. Ce n’est pas un hasard. Mais Degrelle ne veut pas partir, s’évader, admettre de facto qu’il a fui une quelconque responsabilité, dans des « crimes de guerre » dont il se proclame, avec âpreté, complètement innocent.

Insigne de la division Azul

Mais voici plus sérieux. Le 2 janvier 1946, dans la soirée, le major George de Lovinfosse, ex-officier de liaison entre les forces de la résistance belge et le commandement allié, se présente à la porte de l’hôtel particulier du premier ministre Van Acker et demande à être reçu d’urgence. Le chef du gouvernement est grippé, couché. il reçoit néanmoins, en robe de chambre, l’officier qui a récemment arrêté à Berlin Auguste Borms, l’activiste flamingant qui, ramené en Belgique, sera jugé et exécuté en 1946.

Le major va droit au but : « J’ai l’occasion d’aller enlever Degrelle. Je désire un ordre de mission. C’est urgent. Pouvez-vous me le donner maintenant ? »

Le premier ministre est accablé par la maladie. Il pose quelques questions. L’officier répond en termes brefs. Van Acker rédige l’ordre de mission. Lovinfosse remercie, salue au garde-à-vous et se retire.

Comment Lovinfosse authentique héros belge de 30-45 se retrouva-t-il mêlé à cette histoire ? Il a lui-même raconté qu’un de ses amis, grand industriel belge d’Espagne, désirait éliminer cette pomme de discorde entre Madrid et Bruxelles. Il lui avait dit : « L’armée espagnole désire s’en débarrasser. C’est le moment d’agir. Venez à Saint-Sébastien et tout s’arrangera facilement. » Mais il voulait être couvert par le gouvernement, d’où sa démarche chez le premier ministre. Il raconte : « Le soir même du 2 janvier, ordre de mission en poche, je suis allé chercher mon adjoint de la guerre, André Hautain, et tous deux nous sommes partis immédiatement pour Paris.

Le 3 au matin, j’étais rue des Saussaies, chez M. Duval, le directeur des Renseignements généraux :

« Quel bon vent, George ? »

« Je vais chercher Degrelle. »

« Vous aussi ? Je n’y crois plus. Vous avez un ordre de mission ? »

« Voilà. »

« M. Duval téléphone sur-le-champ à M. Morel, son représentant à Hendaye, pour lui annoncer mon arrivée. Puis il me remet un autre ordre de mission engageant les autorités françaises à faciliter mon action par tous les moyens. »

« Le 4 à l’aube, nous étions à Hendaye. Prise de contact avec Morel qui met une voiture à ma disposition. »

« Nous passons le pont international et, d’Irun, je fixe rendez-vous au colonel Y de la sûreté espagnole.

« Entretien cordial. Y me dit :

« Nous en avons par-dessus la tête. Degrelle doit être transféré dans trois jours de l’hôpital Mola à la prison de Pampelune. Ainsi il échappera à la responsabilité de l’armée pour être placé sous celle du ministère de l’Intérieur. Mais cela n’est qu’un expédient provisoire. Si, au cours du transfert, vous voulez l’enlever, je n’y vois aucun inconvénient, au contraire. Nous prendrons la route de Tolosa. À deux kilomètres avant d’entrer dans Lecumberri, il vous suffira d’arrêter le fourgon. Il n’y aura pas de défense. Alors à vous de jouer. Passez par Saint-Jean-Pied-de-Port, la route sera libre. »

« Je rentrai à Hendaye, poursuit Lovinfosse, et je préparai mon opération pour le lundi 8 janvier 1946. Dès le samedi 6, nous étions prêts. Avec une estafette, nous comptions arrêter le fourgon cellulaire. Degrelle ayant déjà des menottes, je voulais lui passer sur la tête une cagoule hâtivement confectionnée à Hendaye et l’emmener jusqu’à Saint-Jean-Pied-de-Port. Avec l’aide des R.G., le reste serait jeu d’enfant. »

« Le soir du 7, contrordre. Le colonel Y veut me voir d’urgence. Je file à Irun. »

« Y est embarrassé : « Les événements intérieurs ne permettent pas de réaliser le transfert demain. Rien n’est changé entre nous, mais je vous demande d’attendre une ou deux semaines. Rentrez à Bruxelles. Dès que l’action est opérationnelle, je vous appelle par télégramme. »

Lovinfosse regagne Bruxelles.

Affiche de recrutement de la Légion Wallonie

Que s’était-il passé ? Personne ne le sait. On peut juste noter qu’à la même époque, à Lausanne, séjournent Don Juan, le fils d’Alphonse XIII, dernier roi d’Espagne, sa femme et ses quatre enfants.

Une villa très calme, avec un grand parc. Parfois le prétendant reçoit à l’heure du thé la princesse de Réthy et Léopold III, alors roi in partibus des Belges.

En février 1946, le major Lovinfosse, qui avait fait rapport au premier ministre, reçoit un message téléphonique de Saint-Sébastien : « Le colis est prêt. Nous vous attendons. » L’officier s’apprête à repartir. Il sollicite un nouvel ordre de mission. Lovinfosse est reçu par le chef de cabinet du premier ministre : « C’est vous qui avez extorqué un ordre de mission du premier ministre ? »

« C’était urgent et cela le redevient, car Degrelle va s’évader. »

« Cette affaire est du ressort du ministre des Affaires étrangères, P.H. Spaak, et celui-ci ne désire à aucun prix que Degrelle rentre en Belgique. Alors abstenez-vous et tenez-vous-le pour dit ! »

George de Lovinfosse déclara : « Je me suis toujours demandé pourquoi Spaak a adopté cette attitude. »

Le transfert de Degrelle devait être réalisé le 21 août 1946 et les autorités espagnoles en avertirent confidentiellement le prisonnier, suffisamment à temps pour lui permettre de préparer son évasion et de la réussir.

Le 8 mai 1946, anniversaire de son arrivée à Saint-Sébastien, Degrelle avait fait savoir dans une interview exclusive du numéro du 11 juin 1946 du journal le Peuple de Bruxelles qu’il était prêt à se rendre aux autorités belges à deux conditions : la première, que l’on décrète une amnistie pour ses officiers et ses soldats et la seconde, que son procès soit public, devant une Cour d’Assises impartiale et en présence d’observateurs alliés.

L’offre ne fut pas relevée. Degrelle en prit son parti. Il accepta de s’évader.

Francisco Franco, chef de l'État espagnol de 1936 à 1975

Il vécut plusieurs années dans des caches diverses, devint espagnol sous le nom de Ramirez Reina, du nom de la vieille dame qui l’adopta et resta inconnu des autorités espagnoles qui, à plusieurs reprises, déclarèrent tout ignorer de sa présence sur leur territoire.

Par la suite, la Belgique, par la voix de Spaak, demanda, à plusieurs reprises, l’extradition de Degrelle. Mais chaque fois que le ministère des Affaires étrangères d’Espagne se déclara prêt à discuter, Spaak émit publiquement envers l’Espagne franquiste des accusations si violentes que la conversation fut à chaque fois rompue.

Un procès public avec tous les déballages qu’il aurait amené n’était à coup sûr pas désiré par nos dirigeants. Car c’est peu de dire que les responsables belges furent loin d’être tous des résistants…

Le 31 mars 1994, Degrelle décède à Malaga. Il est pour ainsi dire incinéré immédiatement au crématorium du cimetière de San Gabriel.

L’incinération du corps à peine achevée, un de ses anciens aides de camp fait alors savoir qu’il a reçu la mission de s’occuper des cendres.

Comme le testament l’ordonnait, la dispersion de celles-ci fut exécutée par Anne, une de ses filles, et par ses aides de camps. Eux seuls en furent les acteurs et les témoins.

C’est cet ancien compagnon d’armes qui fut aussi chargé, si tout se passait bien, de prendre possession des drapeaux militaires que Degrelle possédait et de les mettre en lieu sûr.

La presse commenta abondamment le décès, à tel point que le ministre de l’Intérieur de l’époque demanda, de toute urgence, un arrêté royal afin d’interdire que les cendres de Degrelle reviennent en Belgique. Une peine de prison allant de huit jours à quatorze jours accompagnée de lourdes amendes était prévue pour les personnes qui iraient à l’encontre de cet arrêté.

Quelques jours plus tard, le quotidien flamand Het Laatste Nieuws faisait état du fait que, malgré la gendarmerie en alerte et un hélicoptère en standby, les cendres du SS wallon avaient été dispersées dans la nuit du 9 avril, au lieu-dit « Le tombeau du Géant » à Bouillon.

L’aide de camp fut convoqué immédiatement par la gendarmerie et son domicile fouillé. L’aide de camp, respectueux de son serment, conserva son secret quant au lieu précis de la dispersion des cendres. Il se contenta de déclarer que celles-ci avaient été dispersées en Europe, dans une région montagneuse, enneigée, où l’homme ne changera jamais la morphologie des lieux.

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