1886 : la Belgique secouée par l’insurrection ouvrière

1886 : la Belgique secouée par l'insurrection ouvrière

En 1886, la Belgique vivra les heures les plus graves de son histoire depuis 1830. On va en parler dans toute l’Europe. 

Peu avant cette année, le Liégeois Emile de Laveleye, pourtant libéral, fut l’un des rares hommes politiques clairvoyants : « Le régime actuel n’est pas juste ; si les classes aisées en étaient convaincues, les réformes préviendraient les révolutions… » Dans ses Mémoires, Charles Woeste, chef de la droite catholique, haï par la classe ouvrière, reconnaîtra qu’« on s’occupait peu, beaucoup trop peu du peuple ». 

Le soulèvement éclate à Liège le 18 mars 1886, à l’initiative d’anarchistes. La crise économique bat son plein : le chômage est général, les salaires ont été largement diminués, alors que même les plus élevés sont dérisoires. Première manifestation ouvrière massive et violente dans notre pays, le soulèvement liégeois se conclut par des blessés et, à Seraing, un enfant est tué par une balle perdue. L’émeute gagne bientôt le bassin de la Sambre et les grèves s’enchaînent. Le matin du 26, à Gilly, la foule s’est armée de gourdins, bûches, hachettes, pioches et autres outils. On chante la Marseillaise et on crie « Vive la République ! » Tout le bassin de Charleroi s’embrase, malgré une forte mobilisation policière. Le sommet est atteint à 16 h 30 quand 5 000 excités, après avoir pillé la verrerie et le château Baudoux, les incendient et dansent comme des fous autour du brasier. La veuve d’un maître verrier estime que « même les cosaques ne devaient pas faire aussi peur ». La répression à l’égard des saccageurs se solde par des morts et des blessés. Le 27 mars, le général Vander Smissen ordonne à ses troupes : « Pas de sommations. Il faut tirer à balles si un groupe marche résolument vers vous. »

Quand, le 29, la situation se calme, 45 000 soldats sont déployés dans les bassins des provinces de Liège et du Hainaut. 

Presque partout, au tournant de mars-avril, les ouvriers, résignés, reprennent le travail, faute d’argent. Les sentences de la justice, qui a fort à faire, se veulent dissuasives. Les principaux meneurs sont, pour la plupart, condamnés à 5 ans de prison et 10 ans de mise à la disposition de la police. En juillet, la Cour d’Assises de Mons condamne deux dirigeants de l’Union verrière à 20 ans de prison, mais ils font figure de héros au sein de la population ouvrière, au point que leurs portraits illustreront des calendriers durant des années. Les patrons, sûrs de leur force, ne cèdent que sur des broutilles. À Charleroi, on ouvre une caserne de cavalerie… 

Mais l’opinion publique est interpellée et le monde politique s’interroge sur la situation et les remèdes à y apporter. Sous le gouvernement en place depuis deux ans, dirigé par le catholique Auguste Beernaert, une réforme est enclenchée. À Liège, avec l’accord de l’évêque du lieu, Victor-Joseph Doutreloux, et sous sa présidence, se tiennent trois congrès, en 1886, 1887 et 1890, qui réunissent non seulement des Belges, mais aussi des notables du catholicisme international. Les travaux des congressistes et leurs conclusions inspireront la législation sociale nationale et même internationale. Ils inspireront aussi Léon XIII lors de la rédaction de Rerum novarum (15 mai 1891), la première encyclique sociale. La démocratie chrétienne y trouve ses racines et son protecteur, Mgr Doutreloux. En Flandre, le mouvement trouve son principal apôtre en l’abbé Daens. 

Dans son édition du 28 mars (1886), La Meuse, au lectorat bourgeois, a déjà changé de ton, admettant « que les ouvriers sont mécontents et qu’ils souffrent » et réclamant une vaste enquête en Belgique sur la condition des mineurs. C’est une enquête officielle sur tout le travail industriel, à laquelle Léopold II se montre favorable, qui est décidée par arrêté royal du 15 avril. Bien qu’elle mette en lumière la détresse ouvrière, on peut lire, sous la plume d’un journaliste carolo, une opinion patronale qui la conteste : 

« Que la bourgeoisie, que le capital ne fait rien pour le travail, c’est-àdire pour l’ouvrier, eh bien, c’est là une diffamation ! Qu’on parcoure 260 nos bassins industriels, depuis le Borinage jusqu’à Liège, et l’on sera surpris du nombre d’institutions créées et patronnées par les chefs des différentes industries et qui ont pour but d’assurer, de garantir non seulement l’existence matérielle de l’ouvrier, mais encore son avenir : cités ouvrières, hospices et infirmeries, écoles de filles et de garçons, écoles industrielles, bains et lavoirs, sociétés économiques d’alimentation, bibliothèques populaires, conférences, caisses d’épargne, banques populaires, sociétés de musique. Jamais on n’a fait davantage, à aucune époque de l’histoire, pour le bien-être de la classe laborieuse. » 

Des lois sociales partielles sont votées au Parlement. Celle du 3 août 1889, relative aux habitations ouvrières, permet d’entamer la lutte contre les taudis. Celle du 31 décembre suivant porte sur le travail des femmes et des enfants. Elle sera effective seulement deux ans plus tard. Elle interdit d’employer des garçons de moins de 16 ans ou des filles de moins de 21 ans plus de douze heures par jour et plus de six jours par semaine, ainsi que de les faire travailler la nuit. Sous la pression des syndicats, d’autres améliorations seront distillées peu à peu. En 1902, de nouvelles grèves ouvrières revendiquent le suffrage universel. Le Parti Ouvrier Belge réclame la protection sociale des travailleurs, le repos dominical, des journées de travail moins longues, des habitations salubres, l’instruction laïque, gratuite et obligatoire (qui sera obtenue en 1914). Voté en 1919, le suffrage universel hâtera les réformes.

 

 

Retour en haut